Les Kurdes sortent le grand jeu en Irak… à leurs risques et périls
Massoud Barzani a annoncé un référendum d'autodétermination du Kurdistan irakien qui se tiendra en septembre.
«Les hommes raisonnent toujours avec une 'guerre de retard'. Tel est le constat tristement lucide de Marc Bloch dans L’étrange défaite», rappelait il y a quelques jours le Général Pierre de Villiers, indûment “rappelé à l’ordre” par une salve d’autoritarisme présidentiel aussi outrancière que narcissique face à un grand serviteur de l’Etat qui n’avait fait que son devoir.
Le CEMA en tire les conséquences et tire sa révérence aujourd’hui en complète cohérence et dans l’honneur. Le tout jeune locataire de l’Elysée se prive d’un conseiller de grande valeur en une période cruciale où la France doit reprendre sa place dans un concert international en pleine recomposition au sein duquel ses partis pris dogmatiques et naïfs et ses renoncements l’ont gravement marginalisée, et alors que ses adversaires les plus radicaux sont très loin de désarmer en dépit de quelques reculs. Notre nouveau président paraît n’avoir pas pris la mesure (ou alors la craint-il à ce point qu’il veut l’ignorer ?) de l’état réel de son “outil militaire” et semble pour l’instant plus comptable que stratège, meilleur dans la gestion des symboles que dans la réforme de la réalité. “Jupitérien” autoproclamé, il devrait pourtant comprendre qu’un foudre émoussé ne fait pas trembler. Il devrait surtout être profondément reconnaissant à son chef d’état-major des armées - dont il est, nul n’en disconvient, le chef, et donc le protecteur comme il se doit aussi de protéger grâce à elles ses concitoyens - d’avoir eu le courage de l’alerter sur les conséquences opérationnelles de ses décisions budgétaires et de lui offrir son soutien conséquent au lieu de de se taire contre une enviable gamelle. Son successeur, le Général François Lecointre, est lui aussi un homme de haute valeur humaine et morale et non moins courageux, à l'image de l'assaut qu'il mena, le 27 mai 1995, sur le pont de Sarajevo. Gageons qu’il saura lui faire entendre raison sur cet impératif de cohérence entre les moyens et les missions, entre le budget et la crédibilité, entre l’affirmation régalienne et la défense concrète de l’une de ses pierres d’angle.
Sachons en tout cas entendre et méditer les mots de Pierre de Villiers, alors que “la victoire” dans la bataille de Mossoul résonne bien hâtivement comme celle des forces progressistes contre le djihadisme international. S’il faut bien sûr saluer la persévérance des forces irakiennes, qui ont subi de lourdes pertes dans cette bataille urbaine contre des djihadistes que rien n’arrêtait, force est de constater que les leçons politiques de cette victoire sont très loin d’être tirées.
«Rien de durable ne se fonde sur la force». Notre ancien CEMA a encore raison lorsqu’il cite le Maréchal Lyautey, premier Résident général du Protectorat français au Maroc en 1912, qui déclarait par ailleurs : «Tous les officiers savent s’emparer d’un village à l’aube ; moi, je veux des officiers qui sachent s’emparer d’un village à l’aube et y ouvrir le marché à midi». Et Pierre de Villiers de conclure l’une de ses dernières lettres : «Je rappellerai simplement les mots que le général de Gaulle a prononcés, le 10 mai 1961, à l’occasion du transfert des cendres du maréchal Lyautey, du Maroc aux Invalides : «L’avenir n’est nulle part ailleurs que dans le développement». Autrement dit, il ne peut y avoir de sécurité sans développement, ni de développement sans sécurité. C’est le prix à payer pour une paix durable, une paix d’avance».
Quelle est cette guerre de retard qui pourrait couver en Irak et dont notre regard obstrué et porté à fanfaronner ne verrait pas les prémisses? Sommes-nous prêts à rouvrir des marchés dans les cités irakiennes libérées?
Mon inquiétude se porte naturellement vers l’erreur de cible que nous commettons en confondant le droit et la morale. Que l’Etat islamique soit “moralement” l’ennemi absolu, cela va de soi et il est bon de le rappeler dans un monde occidental gagné par le relativisme des valeurs lorsqu’il s’agit d’oser honteusement évoquer la dérive de cultures que la colonisation aurait bafouées. Politiquement en revanche, l’Etat islamique n’est pas le cœur du cyclone. Ou s’il l’est, c’est précisément comme le cœur du cyclone, c’est-à-dire d’un point de vue physique, comme un centre qui serait vide mais autour duquel tout tournerait, de plus en plus vite à mesure que l’on s’en rapprocherait. Car politiquement, le problème essentiel en Irak n’est pas l’Etat islamique, mais les rapports de force politiques, économiques et culturels qui ont présidé à l’apparition d’un tel monstre et l’ont nourri. Or, de ces facteurs exacerbés par le néoconservatisme américain après l’invasion de 2003, aucun n’est véritablement stabilisé. Au contraire, avec l’échec de la territorialisation de Daech et la perte relative et momentanée de prestige idéologique qu’entraîne son reflux dans le désert le long d’un corridor irako-syrien bordant l’Euphrate, risquent de resurgir les déséquilibres d’un Irak qui n’a d’unitaire que son nom.
Le Kurdistan irakien, loin du romantisme révolutionnaire
Je pense particulièrement à la question kurde, malheureusement prise dans les rets médiatiques d’un romantisme mâtiné de morale, tentation qui permet d’éviter d’aborder le sujet dans toute sa complexité.
Rappelons qu’à partir de 2014, le Kurdistan irakien a d’abord combattu Daech avec parcimonie et prudence, sinon avec légèreté, et que les Peshmergas n’ont guère cherché à endiguer l’expansion du Califat, se bornant à sanctuariser leur propre territoire. Les minorités Yézidis s’en souviennent encore, qui doivent davantage leur salut aux Kurdes du PKK et à leurs alliés syriens du PYD qu’aux Peshmergas irakiens. Le gouvernement régional du Kurdistan irakien (GRK), dirigé par le clan de Massoud Barzani et son Parti démocratique du Kurdistan (PDK), est proche de la Turquie de Recep Erdogan – pour des raisons sur lesquelles nous reviendrons – et a pratiqué dans une certaine mesure vis-à-vis de Daech les mêmes fluctuations d’humeur et nuances dans la complaisance qu’Ankara. En réalité, le GRK ne s’est vraiment frotté à Daech que dans un second temps, pour étendre son contrôle aux «territoires disputés» irakiens, c’est-à-dire aux territoires de sang mêlé entre Arabes et Kurdes, dont le sort n’avait pas été scellé par la Constitution irakienne de 2005 qui prévoyait qu’un référendum devait avoir lieu… avant le 31 décembre 2007.
Un tel référendum n’a pas eu lieu sur ces terres originellement kurdes que le régime de Saddam Hussein avait progressivement arabisées. Alors que le GRK étend constitutionnellement son pouvoir sur trois provinces de l’Irak, il a repris dans les faits la majeure partie des «territoires disputés» des mains de l’Etat islamique, s’étendant désormais sur quatre autres provinces. Au cœur de ces «territoires disputés», figurent notamment la région de Sinjar (à l’ouest de Mossoul) et celle de Kirkouk (au sud-est de Mossoul).
Référendum d’indépendance au Kurdistan : “pourquoi pas maintenant ?”
Du reflux de Daech, Erbil entend donc tirer profit et appuyer de tout son poids dans la balance pour retourner en sa faveur l’équilibre précaire qu’il entretient avec Bagdad. C’est dans cet état d’esprit qu’il faut comprendre l’annonce faite début juin par le leader du GRK, Massoud Barzani, de la tenue le 25 septembre d’un référendum sur l’indépendance du Kurdistan qui, d’après ses dires, pourrait englober les «territoires occupés», même s’il estime que ceux-ci feront l’objet d’une négociation avec Bagdad.
«Pourquoi pas maintenant ?» C’est ainsi que M. Barzani a répondu à la question de savoir pourquoi il avait choisi cette date. Énigmatique, le leader kurde n’est guère allé plus loin dans l’explication qu’il a donnée sur France 24 le 21 juin 2017, deux semaines après l’annonce de la tenue d’un tel référendum, sinon en se référant à une logique de légitimation politique découlant de la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes certes parfaitement estimable, mais qui ne saurait être décisive à elle seule.
Massoud Barzani, interview de France 24 du 21 juin 2017
Je vous propose donc un dossier de fond sur cette question épineuse du Kurdistan irakien car le «pourquoi pas maintenant?» de M. Barzani n’est évidemment pas une réponse satisfaisante. En réalité, plusieurs niveaux d’analyse s’entremêlent pour comprendre l’opportunité qu’a voulu saisir le leader kurde.
- Le premier niveau d’analyse est d’ordre strictement géopolitique. La Turquie, l’Iran et les puissances sunnites du Golfe observent avec attention les tribulations des Kurdes en Irak et souhaitent se servir de leurs velléités indépendantistes comme d’un effet de levier ou, au contraire, comme d’une menace à contenir. De leur côté, les Etats-Unis et la Russie souhaitent servir d’arbitres internationaux pour conserver leur influence régionale et chacun marquer des points dans le duel qui les oppose.
- Sur ce premier niveau d’analyse vient se superposer une guerre des hydrocarbures dans cette région kurde riche en pétrole.
- Enfin, ne doivent pas être oubliés les rapports de force qui se dessinent à l’intérieur du Kurdistan irakien entre les deux clans historiques, celui de Massoud Barzani et de son Parti démocratique du Kurdistan (PDK) d’un côté, et celui de Jalal Talabani et de son Union patriotique du Kurdistan (UPK) de l’autre.
Ces trois niveaux d’analyse sont par nature intriqués.
Erbil veut plus d’autonomie pour exporter son pétrole
Remontons un peu en arrière. En 2003, les Américains envahissent l’Irak et perçoivent très bien l’opportunité d’une plus grande autonomie du Kurdistan irakien qui s’étend dans le Nord-Est du pays. C’est s’assurer qu’au moins cette partie du territoire, riche en pétrole, ne tombera pas sous la coupe idéologique de l’islamisme radical. Eu égard aux souffrances que les Kurdes ont endurées sous le régime de Saddam Hussein, c’est aussi pour Washington le moyen de s’assurer à peu de frais de la présence d’un allié fiable et de constituer une base avancée militaire en Irak alors que le gouvernement de Bagdad, à dominance chiite, n’est pas insensible à l’influence de l’Iran voisin, qui lui souhaite s’appuyer sur le nouvel Irak pour réaliser son «arc chiite», que nous évoquions dans un récent dossier de fond du blog. Ce sont entre autres ces raisons qui ont poussé Washington à ériger en 2005 une constitution irakienne qui fait la part belle aux aspirations kurdes en établissant un Kurdistan irakien autonome au sein d’un Irak fédéralisé. L’une des questions essentielles concernait l’autonomie financière de cette région, traditionnellement appuyée sur l’agriculture, mais riche d’un peu moins du tiers des réserves de pétrole irakiennes (45 milliards de barils sur 140). Dans la Constitution, la solution retenue a été la suivante: le gouvernement régional du Kurdistan ne pouvait exporter directement de pétrole à l’étranger, en échange de quoi le gouvernement central de Bagdad s’engageait à reverser 17% du budget fédéral à Erbil (correspondant à sa quote-part de la population nationale).
La réalité était toutefois plus complexe. L’article 112 de la Constitution irakienne disposait en effet que le Parlement irakien devait passer une loi relative à la répartition de l’exploitation et des revenus des hydrocarbures. En l’absence d’une telle loi nationale, les lois régionales du Kurdistan irakien devaient prévaloir. Le parlement de Bagdad n’ayant jamais voté une telle loi, le Parlement kurde a voté en 2013 la loi n°5-2013 dite de « compensation financière de la région du Kurdistan » qui disposait qu’en cas de non-distribution des 17% du budget fédéral, Erbil s’autorisait à garder les revenus de la vente du pétrole. La guerre pétrolière était engagée.
Déjà, dès 2011, selon une excellente analyse de Slate, «la société américaine Exxon Mobil avait reçu du KRG, sans l’aval de Bagdad, l’autorisation de prospecter son sous-sol, suivie de près par Total, Chevron et Gazprom». En mai 2014, après le passage de la loi kurde de l’année précédente sur la répartition des revenus du pétrole, la Turquie a annoncé que, pour la première fois, elle avait exporté du pétrole kurde irakien, là encore sans l’aval de Bagdad. Un rapport de novembre 2014 du ministère kurde des Ressources naturelles, cité dans Slate, notait que «le KRG avait exporté seul, en six mois, pour 2,3 milliards d’euros de brut». La réaction de Bagdad fut immédiate : le gouvernement central réduisit puis bloqua le transfert des 17% du budget fédéral qu’il devait à Erbil, ce qui l’arrangeait car, en pleine guerre avec Daech, il n’avait guère les moyens de payer les fonctionnaires kurdes.
L’alliance paradoxale entre le Kurdistan irakien et la Turquie
On comprend dès lors mieux par pourquoi les Kurdes irakiens se sont lancés dans une alliance apparemment contre nature avec les Turcs. Les Turcs leur fournissaient une route d’exportation pour leur pétrole, d’autant que le GRK ne dispose pas de suffisamment de raffineries. Depuis 2013, Erbil a d’ailleurs dû plusieurs fois importer du pétrole raffiné de Turquie… En face, Ankara voit d’un bon œil le clan de Massoud Barzani qui est l’ennemi juré des Kurdes turcs du PKK, qui utilisent comme base arrière de leurs agissements les monts du Qandil au Nord-Est de l’Irak.
La région «disputée» de Kirkouk, que tiennent actuellement les Peshmergas du KRG, est particulièrement riche en pétrole. Le Kurdistan irakien, s’il devait être indépendant de Bagdad, ne pourrait pas l’être sans ces terres d’hydrocarbures. Dans sa négociation avec le Premier ministre irakien, Haïder al-Abadi, Massoud Barzani sait que Kirkouk constitue une prise de guerre d’une valeur inestimable. D’après Intelligence Online, le gouvernement irakien aurait d’ores et déjà installé des bases militaires au Sud de Kirkouk, sous le commandement de Faleh al-Fayad, le conseiller à la sécurité du Premier ministre irakien.
Le vieux leader kurde sait également qu’il ne peut aller trop loin et que l’indépendance pure et simple de son «pays» n’est pas envisageable en l’état. Aucun pays occidental ne le soutient dans cette voie. Son précieux allié, la Turquie, considère que l’indépendance est la ligne rouge à ne pas franchir. Que Barzani soit un allié à la fois pour les hydrocarbures et contre le PKK, cela se conçoit au nom des principes élémentaires selon lesquels «le business, c’est le business» et «les ennemis de mes ennemis sont mes amis». Mais l’indépendance, pour une Turquie qui a empêché pendant toute son histoire l’émergence d’un tel pays, demeure un casus belli.
Massoud Barzani sait en revanche que le référendum de septembre sera un plébiscite incontesté en sa faveur au sein du KRG et que le «oui» pourrait même l’emporter dans les territoires «disputés» où la gouvernance kurde entreprend un processus vigoureux de kurdisation pour dissuader les populations arabes déplacées par la guerre d’y revenir. Il utilise donc cette perspective comme une arme de dissuasion massive contre Bagdad. Comme toute arme de dissuasion massive – c’est parfois leur fragilité – aucun acteur n’a intérêt à ce qu’elle soit employée, à commencer par Barzani lui-même qui, faute de soutien occidental, ne voudrait pas se retrouver opposé en même temps à Ankara et à Bagdad.
Et ce d’autant plus qu’Ankara et Bagdad ne sont pas les seuls centres régionaux au cœur de cette poudrière. Téhéran joue également un rôle majeur, qui est, comme celui d’Ankara, paradoxal et que nous allons illustrer par un léger détour.
Dans le Sinjar, Kurdes contre Kurdes
Permettez-moi de quitter un instant le niveau d’analyse macroscopique qui était pour l’instant de rigueur pour adopter une vue microscopique plus éclairante. Nous avons parlé de Kirkouk, essentiel à Erbil pour ses réserves d’hydrocarbures. Une seconde zone disputée est d’un intérêt majeur: celle de Sinjar, tout à l’Ouest, au contact avec la frontière syrienne, en l’occurrence avec la frontière Est du Kurdistan syrien, appelé Rojava, tenue par le Parti de l’union démocratique (PYD), qui est à l’origine la branche syrienne du PKK et dont le bras armé, les Unités de protection du peuple (YPG) dominent largement les Forces démocratiques syriennes (FDS), soutenues par la coalition internationale et donc par Washington, qui sont en train de reprendre la capitale syrienne de l’Etat islamique, Raqqa.
En rouge, l'Armée irakienne et les milices chiites ; en jaune, les Kurdes ; en gris foncé, Daech. Crédits Photo : ISIS War Map
Nous sommes donc à Sinjar, dans l’Ouest irakien, à proximité du Kurdistan syrien. Comme l’explique Patrick Backhaus dans le Journal du Dimanche, dans ce désert, c’est le «Far west». Et pour cause, maintenant que Daech a été expulsé de cette région, se font face, parfois d’un village à l’autre, les forces syriennes kurdes des YPG (dominées par le PKK) et les Peshmergas irako-kurdes représentant le KRG d’Erbil. Le Grand reporter écrit dans le JDD : «Nous sommes en état d’alerte, explique le colonel peshmerga Ibrahim Nawzad, juché sur l’une des dernières positions tenues par les Peshmergas à la sortie de Sinone. Nous ne souhaitons pas de confrontation, nous voulons vivre en paix avec eux mais s’ils veulent se battre que pouvons-nous faire?" Et de renchérir : "Désormais ce sont eux, ces hommes du PKK, qui sont notre priorité, avant Daech." Le monde à l’envers! A 700 mètres, sur les premiers toits de Khanassor, on aperçoit le drapeau rouge des YBS qui flotte au vent. A côté, un autre où figure Abdullah Öcalan, le chef historique du PKK, emprisonné en Turquie».
On comprend mieux comment de vieilles rivalités, aplanies lors de “la guerre contre Daech”(où les forces Kurdes ont été largement instrumentalisées par la coalition occidentales), réapparaissent : «Côté gouvernemental à Erbil, on accuse le PKK d’être à la manœuvre. "Toutes les organisations présentes ici lui sont fidèles, explique Ashty Kocher, responsable de la sécurité pour la région du Sinjar. Elles ont toutes des noms différents. Il s’en crée de nouvelles chaque jour avec des sigles improbables. Mais au final, elles sont toutes des créations du PKK. Tous leurs leaders appartiennent au PKK." Et d’enchaîner : "C’est vrai, le PKK nous a aidés à libérer le Sinjar. Mais maintenant il doit s’en aller. C’est une organisation turque, qu’ils aillent se battre en Turquie. Nous aussi nous les avons aidés à Kobané en Syrie quand Daech était là-bas. Nous n’y sommes pas restés pour autant. Nous voulons vivre en paix avec eux, nous ne voulons pas de conflit avec le PKK. Mais nous voulons aussi maîtriser nos frontières».
Le drôle de jeu kurde des Iraniens
D’après Patrick Backhaus, le KRG de Barzani ne contrôlerait en réalité que 11 km de la frontière avec la Syrie, contre plus de 30 km pour les YPG. Du côté des Kurdes syriens, on dénonce l’alliance entre Barzani et Erdogan. Du côté des Kurdes irakiens, on dénonce une drôle d’alliance, entre les Kurdes syriens… et l’Iran ! Téhéran à la manœuvre en faveur du PKK, alors que le régime des Mollah subit la rébellion de ses propres Kurdes, affiliés au PKK via l’organisation PJAK, et qu’il est le soutien de Bagdad pour que les chiites maintiennent leur position de force en Irak ? Les faits sont pourtant là. Les contacts entre le PKK et les Iraniens sont avérés, illustrés par les informations rapportées par Intelligence Online qui nomme certains chefs pro-iraniens du PKK comme Cemil Bayik, Duran Kalkan ou le responsable du renseignement, Mustafa Kurso, qui s’opposent tous trois à la ligne plus conservatrice du leader historique du PKK, Abdullah Öcalan, lequel, emprisonné en Turquie depuis 1999, s’oppose à un rapprochement avec la Force Al-Qods (unités de projection des Gardiens de la Révolution) dirigée par le Général Qassem Suleimani. Öcalan cherche à négocier un accord avec Ankara tandis que les opposants à une telle stratégie de conciliation gagnent du terrain et s’appuient sur Téhéran. Les PKK pro-iraniens ont quant à eux négocié avec Téhéran le déploiement de 3.000 combattants dans la région de Sinjar mentionnée dans l’article du JDD, les Pasdarans iraniens allant jusqu’à les financer, les former et leur délivrer des drones.
Et… où avaient donc lieu de telles négociations kurdo-iraniennes ? Dans la ville de Suleimani, au Kurdistan irakien, dans le fief du clan Talabani, qui contrôle l’Union patriotique du Kurdistan (UPK), rival historique du clan Barzani, au pouvoir dans le GRK. Dans sa lutte avec ce dernier, l’UPK se rapproche donc de Téhéran et est par ailleurs en bons termes avec le gouvernement central de Bagdad.
Dans la région du Sinjar enfin, les Kurdes du PKK et du PYD, ainsi que les Yézidis locaux, ne seraient pas seuls face aux Peshmergas. Les forces de la Mobilisation populaire, qui regroupent les différentes milices chiites irakiennes obéissant directement à Téhéran, seraient également de la partie, au grand dam des Peshmergas.
Le corridor iranien vers la Méditerranée et “l’axe chiite”
Pourquoi une telle politique iranienne ? La première raison est le soutien américain sans faille au Kurdistan irakien de Massoud Barzani, qui sert de base avancée à l’US Army. Alors que Donald Trump, comme il l’avait annoncé dans sa campagne, souhaite «endiguer l’Iran» après avoir battu Daech, cet anti-américanisme des Mollahs se comprend aisément. Une seconde raison est moins défensive qu’offensive. L’Iran pense aussi s’appuyer sur cette région du Sinjar et sur ses bonnes relations avec le PKK pour sécuriser sa route terrestre vers la Méditerranée qui concrétise le désormais fameux «croissant chiite» popularisé par le roi de Jordanie dès 2001. Dans une note publiée par le C2FR en décembre 2016, l’ancien officier du renseignement Alain Rodier écrivait : «Cette politique a aussi un objectif stratégique, l'établissement d'un corridor reliant l'Iran à la Méditerranée, qui devrait se concrétiser par la construction d'une base navale sur la côte syrienne ce qui permettrait à la marine iranienne d'assurer une présence permanente en Méditerranée. A noter que Téhéran souhaite aussi ouvrir une base navale au Yémen, sur la côte bordant la mer Rouge, région contrôlée par les rebelles houthis et les partisans de l'ancien président Ali Saleh».
Dans son scénario, le corridor iranien passerait en Irak d’abord par la région de Diyala puis longerait le sud et l’ouest de Mossoul (une zone où les milices chiites de la Mobilisation populaire sont actuellement très présentes) avant de s’enfoncer vers Tal Afar puis le Sinjar. Il rejoindrait alors la Syrie. Dans son article, Alain Rodier imaginait que la route terrestre passerait ensuite en Syrie par le «Rojava», c’est-à-dire le Kurdistan syrien, influencé par le PKK turc, qui traverse le pays d’Est en Ouest, pour rejoindre enfin la région alaouite de Lattaquié, fief du clan Assad, où le port de Tartous fait le bonheur de Moscou. Ce trajet était logique au regard de l’influence croissante de Téhéran auprès du PKK.
La réaction des Etats-Unis en Syrie fait changer Téhéran d’orientation
Mais depuis, les Américains se sont encore davantage rapprochés des Kurdes syriens du PYD dans la mesure où leurs bras armés, les YPG, dominent très largement les Forces démocratiques syriennes (FDS), utilisées par Washington pour vaincre Daech dans l’Est syrien et reprendre sa capitale régionale, Raqqa. Comme le Kurdistan irakien en son temps, le Kurdistan syrien pourrait bien être vassalisé par les Etats-Unis, s’attirant les foudres de tous ses voisins régionaux, à commencer par la Turquie, mais aussi l’Iran, le régime syrien et, pour d’autres raisons, les fondamentalistes islamistes. Le «corridor» iranien passant par le Rojava a donc du plomb dans l’aile.
En rouge, l'armée syrienne et les milices chiites ; en vert, les rebelles ; en gris foncé, Daech. Crédits Photo : Syria War Map
Ce contexte permet aussi de comprendre l’engagement massif de Téhéran et de ses milices chiites dans le Sud et l’Est de la Syrie (en direction de Deir Ezzor) pour pousser l’Armée syrienne de Damas à court-circuiter les FDS venant du Nord et les rebelles islamistes soutenus par les Etats-Unis et la Jordanie venus du Sud, de sorte à s’emparer en premier de la frontière irakienne. La Syrie que l’on appelait jusqu’ici «inutile» en opposition à la Syrie côtière et peuplée dite «utile» depuis le début du conflit, devient soudainement stratégique. Nous avons déjà consacré un dossier de fond à cette question. La problématique reste la même et l’intérêt de la région du Sinjar tout aussi permanent. Car pour rejoindre Deir Ezzor, les Iraniens peuvent certes passer par le Sud de la Syrie, où l’Armée de Bachar al-Assad a déjà rejoint l’Armée irakienne, encerclant la base américaine d’Al-Tanef, mais la situation demeure critique, d’autant plus que le proto-Etat Daech, certes territorialement en déliquescence, détient toujours un corridor le long de l’Euphrate. Pour Téhéran, le meilleur chemin ne passerait donc pas par le Sud de la Syrie, mais par l’Est, via la ville syrienne de Deir Ezzor, dont la partie ouest, toujours sous contrôle du régime, est encerclée depuis 2012 par l’Etat islamique. L’Armée syrienne ne cesse cependant de s’en rapprocher à la fois depuis Palmyre où elle est aux portes d’As-Sukhnah, et depuis le Nord via la route d’Alep, en contournant Tabqa, ville du barrage al-Assad, reprise par les FDS.
L’Armée syrienne arrivera très probablement à Deir Ezzor avant les Kurdes. Au grand dam de Washington, car le régime de Bachar al-Assad, répondant aux intérêts iraniens, réussira à rétablir dans son pays un corridor chiite d’Ouest en Est. Les Iraniens pourront donc passer de la région irakienne de Sinjar à celle syrienne de Deir Ezzor avant de rejoindre la côte méditerranéenne.
Cette route passant par la Syrie du régime de Damas et non par le Rojava kurde est certainement une meilleure solution pour Téhéran qui n’a jamais cherché – depuis des siècles d’ailleurs – à aller trop en avant sur les marches de son rival turc. Vis-à-vis d’Ankara, Téhéran fait preuve d’une certaine rivalité, certes, mais d’abord de beaucoup de prudence, et Ankara lui rend bien cette cette circonspection.
Mais le succès de cette manoeuvre iranienne et cet équilibre prudent recherché par Ankara et Téhéran mettent à mal les calculs des stratèges washingtoniens….
Washington dispose d’une marge de manoeuvre étroite
Ce tableau régional ne serait pas complet sans le rôle des Etats-Unis et de la Russie. Sur ce point, Washington a très clairement utilisé l’atout kurde pour venir à ses fins en Irak et en Syrie. Sur le plan militaire, le soutien militaire américain tant aux YPG qu’aux Peshmergas est sans appel. Ils en ont profité, en Syrie, pour ériger des bases militaires (récemment au Nord de Raqqa) qui pourraient demeurer encore longtemps. Ils y auraient déployé, comme à Al-Tanef, à la frontière jordanienne, des lance-roquettes multiples High Mobility Artillery Rocket System (HIMARS) dont la portée – 300 km – pourrait être une menace sérieuse pour le régime syrien, si la présence militaire russe n’était pas proportionnée pour créer un équilibre régional.
Au Kurdistan irakien, la présence militaire américaine est quant à elle installée dans le temps long depuis 2005, plus encore depuis les préparatifs de la bataille de Mossoul. Mais ce soutien aux Peshmergas motivé par la lutte contre Daech et l’endiguement de l’Iran pourrait indisposer certaines puissances régionales comme la Turquie et les Etats concernés, à Bagdad et à Damas. De manière générale, la marge de manœuvre des Etats-Unis – dont les positions au Moyen-Orient sont très tranchées, surtout depuis l’élection de Donald Trump, avec un axe net Washington-Riyad-Tel-Aviv – pourraient être de facto assez limitée.
Rosneft au Kurdistan, l’atout énergétique de Moscou
A l’inverse, l’intervention russe en Syrie, directe mais prudente, n’a pas entraîné Moscou dans un scénario afghan d’enlisement que beaucoup espéraient. Au contraire, le Kremlin pratique le réalisme pragmatique intégral, qui s’appuie sur une certaine fermeté, mais également sur une grande plasticité, ce qui lui permet de continuer à discuter avec les pays arabes du Golfe, Israël ou la Turquie tout en défendant mordicus l’Iran et le régime syrien. De même, Moscou soutient le régime central de Bagdad, mais sait également s’associer aux Kurdes irakiens du clan Barzani. Il faut rappeler sur ce point que les Russes ont très souvent utilisé la carte kurde dans leur histoire, pour endiguer l’Empire ottoman par exemple, ou pour gêner, pendant la Guerre froide, l’Iran pro-américain du Shah. Depuis la chute de l’URSS, la proximité russe était surtout grande avec le PKK turc pour dissuader la Turquie d’aider les rebelles islamistes en Tchétchénie. Le soutien russe au PYD pendant la crise russo-turque de 2015 en témoignait encore récemment.
Récemment, sur ce point, il faut citer un signal faible passé largement inaperçu, la signature par Rosneft d’un accord pétrolier au Kurdistan irakien. Du 1er au 3 juin, le KRG était représenté au Forum économique de Saint-Pétersbourg (le Davos russe). Le 2, le Premier ministre kurde a signé un accord avec Rosneft pour 20 ans. Selon ses termes, la Russie devrait acheter du pétrole kurde – 1 million de barils par jour – et le raffiner en Allemagne. Elle devrait à cet effet investir 3 milliards de dollars dans le territoire du KRG.
Selon Jabbar Kadir, ancien conseiller du premier ministre kurde Barham Salih, « les Russes voient les Kurdes comme des acteurs-clés dans la future région » car « la Russie croit que l’Irak sera divisée, sinon en trois Etats, du moins en trois régions fédérales ». « C’est pourquoi la Russie a ralenti ses travaux avec le gouvernement central. Si Bagdad s’oppose à l’accord, le KRG et les Russes leur diront : ‘Vous passez des accords avec les Américains. Ils font des explorations pétrolières dans la région kurde, nous faisons la même chose », ajoute-t-il avant de préciser : « On ne peut pas ignorer les ramifications politiques de tout ceci. Jusqu’à maintenant, la Turquie parvenaient à diriger les affaires pétrolières du Kurdistan et à imposer ses propres conditions. Ce ne pourra plus être le cas avec Rosneft. C’est pourquoi c’est un point de repère de l’accord pour le futur du Kurdistan ».
On voit apparaître la stratégie de Moscou. Alors que les Etats-Unis seront isolés en Syrie avec leur futur Kurdistan syrien sur les bras, rejeté par tous les acteurs régionaux, tandis que la Turquie, l’Iran et la Russie trouveront un terrain d’entente plus ou moins franc en Irak, la Russie fait son grand retour pour peser face à Washington, profitant de sa relation particulière avec la Turquie et l’Iran. Car, là est peut-être le nœud de l’histoire, à la fois stratégique et énergétique, que nous évoquions dans notre dossier de fond sur le Qatar : Washington est en train de perdre la bataille des hydrocarbures au Moyen-Orient face à un étonnant quatuor Turco-Irano-Qataro-russe piloté à Moscou. La coopération irano-qatarie pour le gisement gazier de South Pars tout comme le pipeline russo-turc Turkish Stream en sont les deux marques principales. L’accord entre le KRG et Rosneft doit se comprendre dans le sillage de ce réalignement énergétique au Levant.
Tout ceci, Massoud Barzani ne le sait que trop bien. Néanmoins, ce jeu de billard à plusieurs bandes est une poudrière tant l’équilibre des intérêts est complexe et donc fragile. Le moindre incident peut déclencher les hostilités et déstabiliser les alliances de circonstance. Un point ne saurait être mésestimé : Daech est certes repoussé dans le désert, mais pour le déloger de ses places fortes, les dégâts occasionnés ont été considérables sur les terres sunnites d’Irak. A l’image de Mossoul, ce ne sont plus que ruines et insondable détresse humaine. La rivalité entre Chiites et Kurdes pourrait détourner les grands acteurs de l’objectif ultime souhaitable que le Maréchal Lyautey avait pointé en son temps. Qu’en sera-t-il du développement de la troisième partie d’Irak, sunnite, celle dont Mossoul pourrait justement être la capitale, celle dont a émergé Daech ? Car si un équilibre des rapports de force régionaux n’est pas (re)constitué en Irak, la guerre civile sera inéluctable. Errare humanum est, sed perseverare diabolicum.