Recep Erdogan le tacticien ou la cristallisation des luttes idéologiques en Turquie
Recep Erdogan sort politiquement très renforcé du coup d’Etat manqué du 15 juillet 2015, comme Ainsi que nous l’écrivions déjà dans ce blog quelques jours après. En une nuit certes agitée, le président turc a réussi d’une part à fragiliser durablement voire définitivement le puissant Deep State (Etat profond) turc partisan du kémalisme laïc, nationaliste, socialisant et appuyé historiquement par l’Armée, et d’autre part à passer pour le « sauveur » de la démocratie turque, parvenant à faire sortir en masse dans les rues la population pour affronter les chars des putschistes. Ces deux réalités – affaiblissement de l’Etat profond et soutien populaire accru – lui permettent d’exercer la fonction de Sultan d’une Turquie néo-ottomane, nationaliste et islamiste.
Il me semblait nécessaire de faire une synthèse sur les luttes idéologiques historiques qui dessinent les contours de la vie politique en Turquie car elles sont plus complexes qu’elles n’y paraissent de prime abord et ne peuvent se réduire à l’opposition duale entre islamistes et kémalistes. A cet effet, je vous invite à lire la passionnante interview que le géopolitologue Alexandre Del Valle a donné au journal Atlantico. La thèse de l’auteur, que je partage, est la suivante : la pluralité des luttes idéologiques est le moyen que le tacticien Erdogan utilise pour forger son pouvoir car il sait s’adresser à la fois aux nationalistes d’extrême-droite néo-fascisants et aux islamistes de l’AKP tout en faisant s’opposer et se diaboliser mutuellement les islamistes soft de la confrérie Gülen accusée de « complotite » aiguë et les kémalistes laïcs socialisants accusés de « putschisme ».
Permettez-moi donc de reprendre les quatre pôles idéologiques qui se concurrencent en Syrie.
Les Kémalistes : nationalistes, laïcs, progressistes et socialisants
Dans la lignée d’Atatürk, les kémalistes sont nationalistes, progressistes, laïcs et progressistes. Dans l’exercice du pouvoir, le kémalisme s’appuie traditionnellement sur l’Etat profond (deep state) et sur le pouvoir de l’armée, garante de l’esprit kémaliste de la Constitution. Le piège qui s’est refermé sur les kémalistes est le suivant : en s’appuyant d’abord sur l’armée et en menant régulièrement depuis 1960 des coups d’Etat militaire pour s’opposer au néo-ottomanisme islamiste, les kémalistes sont aujourd’hui perçus par la population comme anti-démocratiques car, même chez les Turcs de la classe moyenne non islamiste, un retour au pouvoir des kémalistes rimerait avec dictature militaire, ce que personne ne souhaite en Turquie. C’est ainsi que les putschistes, mal préparés et organisés, n’ont pu bénéficier du soutien populaire minimal pour réussir leur opération (ce fut le cas en revanche en Egypte où le maréchal Al-Sissi a utilisé ses chars de conserve avec le peuple égyptien, descendu massivement dans les rues). La perspective d’une dictature militaire est le premier point d’achoppement des kémalistes.
Le second, savamment orchestré par Erdogan, est que le président turc a longtemps utilisé la carte de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne et de son soutien indéfectible aux USA (et à l’OTAN). En allant ainsi sur le terrain occidental, Erodgan a privé les kémalistes de leur occidentalisme et a fait en sorte que les Occidentaux ne s’appuient pas davantage sur eux. C’est ce qu’ Alexandre Del Valle appelle fort justement « le cheval de Troie islamiste » : « au nom de la démocratie, le leader de l'AKP au pouvoir depuis 2002 a été capable de museler les journalistes, les militaires vieille garde, les intellectuels et militants kémalistes radicaux les plus hostiles à l'islamisme ». En se rapprochant des Occidentaux, Erdogan a en réalité affaibli les occidentalistes kémalistes de Turquie.
Les kémalistes, notamment au sein de l’armée, ont beaucoup reproché à Erdogan son action en Syrie en soutien aux rebelles islamistes, voire au Front Al-Nosra (Al-Qaïda) et à l’Etat islamique. Les officiers généraux kémalistes étaient en effet davantage pro-Assad partageant avec celui-ci une même vision laïque de la politique ainsi qu’un passé socialisant. L’Armée reprochait aussi à Erdogan d’avoir mené une politique syrienne qui a conduit à une dégradation des relations avec la Russie et avec Israël. Mais là encore, Erdogan, qui se rapproche aujourd’hui de la Russie, d’Israël (et de l’Iran), coupe l’herbe sous le pied de la vieille garde « kémaliste ».
Dans une Turquie aujourd’hui largement islamisée, privés de leur point d’appui militaire (mais aussi administratif et judiciaire), les kémalistes sont désormais très affaiblis: le coup que leur a porté Erdogan pourrait bien être fatal à l’héritage de la République d’Atatürk.
Les islamistes de la Confrérie Gülen : islamistes, modérés, progressistes
Tout comme les kémalistes, les islamistes modérés de la Confrérie Gülen ont été pris en tenaille dans le jeu politique turc par l’AKP de Recep Erdogan. N’oublions pas que Fetullah Gülen fut au départ un allié de poids dans la prise de pouvoir de l’actuel sultan néo-ottoman.
La confrérie Gülen a permis de développer en Turquie un « islamisme soft » – si tant est que ce soit possible – en tout les cas très habile dans ses modes d’action et de propagation. Fetullah Gülen est ainsi devenu le chantre d’un islam politique démocratique et modéré, d’orientation occidentaliste, atlantiste et non hostile à Israël, loin des positions de l’AKP qui a préféré s’allier peu à peu avec les nationalistes turcs d’extrême-droite. Comme l’explique Alexandre Del Valle, « pour une partie de l'opinion, Fethullah Gülen est assimilé à une sorte d'OPUS DEI musulmane qui incarne un islam politique élitiste très habile qui infiltre l'Etat, l'éducation et dont le pouvoir ‘occulte’ supposé a fini par être redouté par Erdogan et sa garde rapprochée. A ce titre, le mouvement de Gülen est souvent accusé de complot en Turquie ». Là encore, comme avec l’Etat profond kémaliste, cette idée de complot de la confrérie Gülen permet de faire passer Recep Erdogan pour « le sauveur de la démocratie » en Turquie.
Les islamistes de l’AKP : nationalistes, islamistes, conservateurs
L’AKP de Recep Erdogan peut être considéré comme le centre de gravité de la politique turque car il parvient à orchestrer les rivalités entre les différents courants idéologiques du pays.
- En accentuant le caractère dictatorial de l’Etat profond kémaliste, il parvient à passer pour le sauveur de la démocratie, y compris auprès de classes moyennes non islamistes, mais qui redoutent une dictature militaire. Sa réaction au putschisme kémaliste plaît aussi évidemment aux masses islamisées du pays.
- En même temps, auprès des occidentalistes kémalistes ou des nationalistes non-islamistes, Erdogan joue la carte anti-Gülen pour montrer qu’il rejette tout complot islamiste en Turquie et demande en conséquence l’extradition du chef de la confrérie.
- Au noyau dur de l’AKP, il tient un discours national- islamiste (alors qu’il rejette officiellement ce mot, comme le rappelle Alexandre Del Valle), conforté jusqu’ici par sa politique en Syrie et les mots durs qu’il tient contre Israël et les Etats européens.
En mêlant islamisme, conservatisme et nationalisme, Recep Erdogan parvient ainsi à toucher un public beaucoup plus large que le noyau dur islamique de l’AKP.
Les nationalistes d’extrême-droite : nationalistes, conservateurs voire fascisants, non islamistes, mais moins laïcs que les kémalistes
N’oublions pas en Turquie la forte présence des « nationalistes d’extrême-droite » qu’il ne faut en aucun cas confondre avec les Kémalistes. Contrairement à ces derniers, les nationalistes ne sont pas progressistes, pas occidentalistes et pas socialisants. Marqués par une forme de « national-ottomanisme », ils sont beaucoup moins laïcs et beaucoup moins gênés par l’islamisme de Recep Erdogan qu’ils acceptent au nom du nationalisme ottoman. Par ailleurs, leur ultra-conservatisme rejoint aussi en matière sociétale l’islamisme de l’AKP.
On retrouve dans cette aile droite de la politique turque les simples « nationalistes de droite » (Anavatan partisi), mais aussi les fameux « Loups gris » du Parti d'action nationaliste (Milliyetçi Hareket Partisi ou MHP en turc), mouvement fascisant fondé sur un nationalisme pan-turc laïc, mais intégrant néanmoins des références à l’Islam et à une forme de paganisme, le « tengrisme », ce dernier élément montrant l’ancrage mythologique très fort des « Loups gris » en Asie centrale.
Outre les partisans de l’AKP, ce sont ces nationalistes que Erdogan est en train d’installer progressivement dans l’Armée turque, en remplacement des anciens kémalistes. Les nationalistes sont largement anti-occidentaux et favorables à un rapprochement avec des Etats comme la Russie ou l’Iran. Très farouchement anti-Kurdes, ils ne suivent en revanche pas forcément l’islamisme sunnite militant de l’AKP en Syrie.
Alexandre Del Valle démonte et démontre le coup de maître de Recep Erdogan qui « a réussi à faire de l’AKP un conglomérat de nationalistes et d'islamistes, ce que j'appelle la synthèse « nationale-islamiste néo-ottomane ». Il a créé ce parti avec un agenda conçu pour le noyau dur de l'AKP, à savoir la destruction du kémalisme, sans pour autant oublier l'aile conservatrice, très nationaliste de la classe politique turque (MHP, Anavatan partisi), et qui initialement n'appréciait pas du tout les islamistes. Il a réussi à rallier une partie de cette droite conservatrice ou fascisante, et à la concilier avec l'islamisme radical de l'AKP tendance pro-Frères musulmans ».