Chronique Geopoly n°3 sur Le Courrier de Russie : Moscou-Paris : servir la cause de l’apaisement – 15/02/2018
S’être aimés puis séparés, s’être admirés puis déçus, s’être compris puis malentendus. C’est cette impression d’une complicité précieuse bêtement négligée, d’un éloignement sans justification profonde qui domine et gêne quand on observe la relation franco-russe depuis quelques années. Pourtant tout est là encore, possible, inscrit dans le temps de l’Histoire, simple, vivant, facilement mobilisable dans les esprits comme dans les cœurs, pour que l’on retrouve cette compréhension et que l’on œuvre ensemble pour l’apaisement du monde, le développement de relations politiques équilibrées et une coopération économique mutuellement fructueuse.
Nos deux chefs d’État semblent, à leur niveau, avoir compris cette évidence et cette urgence. Le Dialogue de Trianon a ouvert un canal de coopération civile et culturelle qui pourrait devenir une vaste avenue si l’on s’y attelle sans pusillanimité. La visite printanière envisagée du président français en Russie, à l’occasion du prochain Forum de Saint-Pétersbourg, pourrait permettre d’approfondir un dialogue intelligent et pragmatique de plus en plus impératif. Paris et Moscou partagent une même conception légaliste de l’action internationale adossée à la légitimité onusienne. Ils veulent l’un comme l’autre s’attaquer sérieusement et en cohérence à la menace terroriste, aux enjeux de la criminalité organisée et aux questions migratoires, et entretiennent des relations économiques importantes stupidement abîmées par une « curée » antirusse extravagante, venue d’outre Atlantique et qui porte atteinte à nos intérêts nationaux. Tout bénéfice pour Washington.
Au Moyen-Orient cependant, la convergence franco-russe a plus de mal à se consolider, car Paris demeure encore « travaillé » au niveau institutionnel par les tenants embusqués d’un régime change dogmatique et violent. Pourtant, les résultats de ces utopies sont indéfendables. Elles ont abouti à un soutien calamiteux, dans ce pays comme ailleurs, à des islamistes faux démocrates mais vrais terroristes qui ont cherché à démembrer le pays et ont nourri des flux migratoires abritant les servants de la terreur qui ensanglante les rues européennes depuis quelques années. Le régime syrien, qui souhaitait encore il y a peu voir la France revenir dans le jeu comme puissance d’équilibre et de médiation, a jaugé sévèrement cette persistante ambivalence, et troqué son ouverture pour une défiance tenace. Une posture nourrie par les multiples déclarations de nos responsables, ancrées dans un manichéisme destructeur qui a irrigué le précédent quinquennat et n’a abouti qu’à attiser le brasier régional.
Par ailleurs, l’huile sur le feu sciemment jetée, depuis cet hiver, par l’Amérique et ses alliés directs sur un conflit syrien au moment précis où celui-ci paraissait donner enfin quelques signes d’épuisement laissant espérer une phase de négociation politique constructive, a dramatiquement relancé le conflit. La Syrie a sans doute manqué là une opportunité d’en finir avec ce martyre au long cours. Mais la maîtrise russe du processus politique et militaire, le succès indéniable des « zones de désescalade » militaires, l’évidence d’une marginalisation des intérêts américains y compris via-à-vis d’alliés anciens courtisés avec un succès certain par Moscou (Arabie saoudite, Égypte, etc.) rendaient l’apaisement souhaitable insupportable à ceux qui perdaient la face. La pilule était trop difficile à avaler pour certains cercles et lobbies américains et le sort des malheureux Syriens ne faisait pas le poids à côté de la manœuvre d’ensemble ourdie dès lors et visant à affaiblir Téhéran et Moscou, et à les unir dans un même opprobre pour reprendre pied dans une zone qui demeure centrale pour les intérêts énergétiques et stratégiques de notre « grand allié ». Les Kurdes syriens, programmés pour être le « caillou dans la chaussure » de la Syrie du futur et le point d’ancrage stratégique d’une influence américaine régionale durable, font actuellement les frais de ce machiavélisme, car Ankara, qui joue sur tous les tableaux, n’entend pas leur laisser la main et se sait stratégiquement suffisamment indispensable comme puissance du flanc sud de l’Otan pour se permettre de poursuivre son opération « rameau d’olivier » qui est tout sauf pacificatrice…
Une colonne de blindés russes en Syrie. Avec le soutien des troupes russes, l’armée syrienne assiège Deiz ez-Zor. Crédits : ministère de la défense russe.
Israël de son coté, se sentant « réassuré » par Washington, a voulu exploiter la séquence récente de montée des tensions militaires (avec la perte par Moscou d’un Sukhoi-25 qui pourrait bien avoir été abattu par un manpad américain tombé entre les mains de « rebelles », puis les frappes très meurtrières de la coalition occidentale le 7 février, sur des membres d’une tribu syrienne en train de se rallier au régime dans la province de Deir ez-Zor). Mal lui en a pris. La perte samedi dernier d’un F16 par l’État hébreu, qui avait cru pouvoir impunément mener des raids massifs en Syrie pour contrer ce qu’il perçoit comme une menace iranienne croissante dans le Golan, a montré les limites de la stratégie de Tel Aviv qui cherche à réactiver l’affrontement avec le Liban et la Syrie. Les « représailles » israéliennes en Syrie se voulaient une réponse à la pénétration d’un drone prétendument iranien sur le territoire israélien. Il semble plutôt s’être en réalité agi d’un drone syrien amélioré. Avec ce chasseur descendu, une première depuis 30 ans, le mythe de la supériorité aérienne israélienne prend un coup important. Désormais, l’État hébreu explore lui aussi les limites de l’invulnérabilité stratégique… et les mérites de la retenue tactique. L’équilibre de la terreur n’est pas à sens unique.
La phase qui s’ouvre est assez dangereuse néanmoins, car on ne sait jamais à quel moment peut se cristalliser une « montée aux extrêmes » de la violence difficilement maîtrisable. Mais cette période est aussi une opportunité rare pour Paris d’explorer la voie d’une position intelligente entre Washington et Moscou tout en s’imposant comme un môle de rassemblement intra-européen autour d’une position « désidéologisée » et pragmatique qui seule nous permettra de compter tout en servant la cause de l’apaisement.