LCDR - « Iran : la diabolisation en marche »
« Iran : la diabolisation en marche »
La déstabilisation politique et sociale de la République islamique n’a pas eu lieu. Jusqu’à présent, le pouvoir iranien ‒ toutes tendances confondues ‒ a su très habilement réagir et déminer le terrain. Les responsables politiques et religieux, qui ont en mémoire ce qu’il en a coûté à Bachar el-Assad de répondre impulsivement aux soulèvements de 2011, ne se sont pas laissé prendre.
Il reste difficile d’estimer la part de spontanéité et celle de la récupération dans la séquence de troubles inaugurée voici quelques semaines. Qu’il y ait eu « manip » américaine ou non, l’on peut toutefois craindre que cette salve de protestations, courte mais synchronisée, ne soit qu’une répétition générale servant à tester les capacités de réaction et de résistance du régime avant une nouvelle et décisive tentative, l’Iran étant devenu la cible officielle première des faucons américains qui tiennent chaque jour davantage Donald Trump « rênes courtes ».
Pour l’heure, le président Rohani en a profité pour limiter sa responsabilité sociale et politique intérieure, rappelant que l’essentiel du pouvoir et notamment de l’allocation des ressources financières de l’État étaient sous le contrôle du Guide suprême Khamenei. Ce dernier a incriminé Washington, Tel-Aviv et Ryad. Quant au Procureur général Montazeri, il a ouvertement et de façon argumentée dénoncé la CIA pour avoir fomenté et exploité les revendications populaires.
Il ne nous appartient pas ici de leur donner raison ou tort, mais de poser l’inévitable et toujours féconde question : à qui profite le crime ? Et là, certains liens sont indiscutables. L’Iran ne s’est certes pas embrasé comme la Syrie ou l’Ukraine, mais les imprécations américaines de tous niveaux qui ont accompagné la crise depuis le premier jour, ont commencé de miner le terrain des représentations mentales. La diabolisation est en marche. En témoigne le chantage assumé du Président Trump faisant dépendre sa prochaine « certification » trimestrielle de l’Accord sur le nucléaire à son extension aux capacités militaires balistiques iraniennes, pour l’instant encore contre l’avis de l’Europe et de la France. Paris a fort justement mis en garde ceux qui entendent détruire l’accord signé avec l’Iran sur son programme nucléaire contre la charge explosive contenue dans cette approche léonine. Plus encore, s’installe désormais dans nos bonnes consciences démocratiques ‒et dans les salles de rédaction des médias occidentaux ‒ un nouveau discours, très offensif, mettant le régime iranien en faute avant de le mettre en danger. En faute, car on explique désormais partout que si le peuple iranien souffre, c’est parce que le pouvoir dépense les ressources financières provenant de la levée de l’embargo sur le pétrole et les banques iraniennes au service d’une coupable volonté hégémonique régionale, c’est à dire via son intervention militaire en Syrie et en Irak et son soutien au Hezbollah voire au Hamas palestinien. En danger, car les signes d’un soutien américain croissant aux Kurdes du Nord iranien et la concentration des manifestations dans des villes kurdes ou simplement sunnites iraniennes manifestent à tout le moins un « encouragement » de plus en plus net aux forces d’opposition. Il faut en effet comprendre que la « carte kurde », jouée par les États-Unis depuis l’invasion de l’Irak en 2003, demeure pour Washington un atout important. Les communautés kurdes, éclatées entre quatre États (Iran, Irak, Syrie et Turquie), animées d’un impossible « rêve national », profondément divisées par de séculaires rivalités claniques et tribales et militairement capables, sont d’indociles mais précieux « proxys » pour nourrir les tendances centrifuges et gêner des puissances régionales récalcitrantes.
Pourquoi maintenant ? Parce que le Grand Jeu nouvelle manière bat son plein. Parce que l’Amérique est en fait aux abois sur le plan international et a minima en mauvaise posture stratégique au Moyen-Orient. Washington doit réagir à l’emprise chaque jour plus solide de l’alliance tactique russo-turco-iranienne qui la marginalise et l’humilie. Les néoconservateurs américains et leurs relais européens deviennent féroces et s’activent pour diaboliser le nouveau Satan perse. Sur le plan militaire, ils tentent, par « proxys » interposés, d’accéder à la Méditerranée via un Kurdistan syrien consolidé, indépendant du régime honni de Bachar el-Assad, mais placé sous la bienveillante tutelle américano-israélienne. Leur but est de créer un ancrage stratégique pour l’influence américaine dans cette zone on ne peut mieux située : précisément à la frontière irano-irako-syrienne et pouvant même s’étendre jusqu’à la frontière ouest de l’Iran avec le Nord de l’Irak ! Ce projet déclenche évidemment la fureur d’Erdoğan, la Turquie ne pouvant tolérer la constitution d’un corridor kurde… Le torchon brûle entre le néo-Sultan et Washington, et Ankara coopère désormais avec Moscou pour libérer la ville d’Idlib (adjacente à celle de Lattaquié) des groupes djihadistes affiliés à Al-Qaïda. Ce n’est rien moins que l’autoroute Damas-Alep qui se voit menacée par l’engeance terroriste que l’on a concentrée ici et à laquelle se mêlent des éléments de l’État islamique (EI), formant le noyau potentiel d’une reprise de la guerre contre le régime syrien.
Pour que ce plan américain réussisse, il faut évidemment que l’Iran s’affaiblisse, que le pays ait à se défendre contre un opprobre international croissant, qu’il s’embourbe dans des problèmes internes, et même, idéalement, soit contraint de rapatrier ses Gardiens de la Révolution de Syrie ou d’Irak pour faire face à une contestation populaire attisée par des Moudjahidines du Peuple d’Iran (mouvement d’opposition armée au régime islamique) opportunément sortis de la liste américaine des organisations terroristes depuis 2012 (année où aurait, selon certaines sources, germé ce plan machiavélique mis sous le boisseau par Obama et aujourd’hui ranimé). C’est peut-être là aussi l’explication de la récente attaque de la base aérienne russe de Hmeimim et de celle navale de Tartous par une grosse dizaine de drones armés, dont la technologie sophistiquée semble impliquer un parrainage puissant… Que les groupes djihadistes sévissant dans le nord syrien soient ou non les opérateurs de ces drones, il n’y a qu’un pas à franchir pour déceler dans cette intrusion de type « hybride » un signal de Washington à Moscou… Mais un signal dans quel but ? Pour pousser la Russie à ménager une place crédible aux Américains à la table des négociations sur l’avenir de la Syrie et à modérer son soutien au régime ? Pour contraindre Moscou à fermer les yeux sur l’ingérence tonitruante de Washington dans les affaires iraniennes ?
Toutes ces manœuvres de terrain signent la violence d’une lutte plus globale encore. Elle se structure à grande vitesse, opposant chaque jour plus clairement des visions du monde divergentes ou antagonistes autour de ce que peuvent et doivent être les rapports internationaux, la souveraineté des acteurs, la survie de l’ordre ancien ou son renversement, les motifs d’intervention, de coercition et/ou d’ingérence. Bref, dans les rues iraniennes, c’est aussi l’ordre du monde nouveau qui s’ébauche. On se toise et on se défie, bien au-delà du prix des œufs… C’est une « guerre des droits » et des normes, mais aussi une guerre des monnaies de plus en plus vive, à coups de Bitcoin, de XRP Ripple et autres crypto-devises… Tout cela vise la statue du Commandeur ‒ le dollar ‒, arme fatale de la domination américaine sur le monde et le système financier international issu de Bretton Woods. Une économie américaine qui se confond toujours avec le sort du billet vert et doit périodiquement purger, par la guerre et la dépense d’armement, le monde arabe de ses pétrodollars et l’empêcher de s’unir à tout prix. Un ordre que l’on croyait immuable et qui a pourtant été mis à mal par la montée en puissance de la Chine, la renaissance russe, la reconfiguration des équilibres au Levant dans la foulée des fiascos afghan, irakien, libyen et syrien et de l’échec des Printemps arabes, enfin la prise d’influence spectaculaire de l’axe Moscou-Téhéran. Peu d’Occidentaux ont pris la mesure réelle de cette grande convulsion et moins nombreux encore sont ceux qui rêvent de s’acclimater à la multipolarité du monde et à l’impérieuse nécessité d’en revoir les mécanismes de gouvernance autour des notions d’équilibre, de respect, de dialogue et de coopération.
Mais derrière cette lutte des visions s’ourdit un pugilat autrement plus décisif. Car la vraie révolution stratégique est avant tout une révolution énergétique. Et de celle-là, nul ne parle vraiment. C’est celle de l’exploration et de la production pétrolières (et gazières) qui, avec les nouvelles technologies d’exploitation des gaz de schiste américains, a radicalement modifié, en quelques années, les intérêts et les ambitions de Washington. Devenue un producteur de pétrole important et désormais rentable, l’Amérique est aussi énergétiquement indépendante, et nourrit désormais des ambitions exportatrices considérables, notamment vis-à-vis de la Chine qu’elle est prête à fournir à prix cassé, pour barrer la route à la Russie comme à l’Arabie saoudite ou encore, évidemment, à l’Iran. Mais, pour consolider cette indépendance énergétique toute neuve, Washington doit contrôler, de gré ou de force, les productions de ses concurrents. Or, le fameux Pacte du Quincy de février 1945 est caduc ! L’Amérique a besoin de Ryad non plus pour lui fournir, en échange de la sécurité du Royaume, un pétrole bon marché, mais pour maintenir les pétrodollars, lui vendre des armes et surtout pour sur-jouer, au profit d’Israël, la rivalité contre Téhéran. Plus de pétrole… plus de sécurité ! Pour le nouveau pouvoir saoudien, le risque lié à cet « abandon » américain est très important. Il lui faut rééquilibrer ses alliances en se rapprochant de Moscou, se rendre de nouveau indispensable à l’Amérique (en se liant à Israël) et en concluant d’énormes marchés militaires et commerciaux à son bénéfice en guise de réassurance, et surtout prendre Téhéran de vitesse en matière de réforme de société. C’est sans doute là l’origine de la volonté récente et spectaculaire du prince hériter Ben Salmane de rompre avec le traditionalisme crispé du Royaume pour « faire avancer » la société saoudienne (avec le projet « Vision 2030 ») en développant le tourisme, en accordant quelques droits aux femmes, et plus encore en affirmant vouloir contrôler l’islam radical wahhabite pour le rendre « compatible » avec la modernité. Si l’Arabie saoudite veut éviter que l’Amérique ne finisse par la prendre demain pour cible comme aujourd’hui l’Iran, elle doit redevenir fréquentable, et donc modifier son image voire un peu sa réalité, en donnant des gages politiques, religieux et financiers à un Occident qui n’a plus besoin de son pétrole. La Russie l’a compris, qui lui propose une alliance complémentaire sinon alternative, sur la base de leur intérêt partagé pour un maintien du prix du baril à un niveau favorable à leurs projets de puissance et d’influence. Les couples se font et se défont. L’amour n’existe pas, la mésalliance rôde au coin du bois et se transforme même, parfois, en mariage de raison.
Iran : la diabolisation en marche
Docteur en Science politique, Caroline Galactéros est la présidente du think tank Géopragma. Elle dirige également le cabinet d'intelligence stratégique "Planeting". Auteur du blog Bouger Les ...
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