LE POINT - Donald Trump et le monde : Le vertige d’une Europe en mal d’Amérique
Parfois, zappant désespérément d’une chaîne française à une américaine, on perd l’équilibre, pris d’un rire nerveux proche des larmes devant le caractère tragi-comique des images qui défilent. Que penser en effet, il y a quelques semaines, des manifestations monstres de femmes américaines (et européennes), coiffées de bonnets roses à oreilles félines - jouant lourdement sur le double sens du terme « pussy » - qui défilaient pour assurer le nouveau président américain que ses plaisanteries salaces et machistes lui vaudraient leur haine éternelle et leur vigilance indignée ? Le respect du sexe faible, mais surtout celui de la sacro-sainte «diversité» américaine qui a fait, il est vrai, ce grand pays - et aussi la fortune électorale des élites démocrates devenues ses porte-paroles -, voilà manifestement l’essentiel pour cette population américaine dans sa frange «boboïsée», qui feint d’oublier la brutalité d’un système américain pourtant impitoyable pour les faibles et n’en revient toujours pas de voir à la Maison-Blanche un homme qui méprise ouvertement ses micro-revendications sociétales, veut dépasser le communautarisme fétichisé des Américains pour retrouver le peuple d’Amérique et le remettre au centre du monde. A sa manière certes : radicale, brutale, «cash». En appelant un chat un chat et sans tourner autour du pot ni proclamer des «valeurs universelles» moins partagées que jamais, mais «en faisant des deals». En regardant le monde non comme un jardin de roses, mais comme un champ de forces. Ce qu’il est. Les Pussy ont finalement quitté la rue. Prenons un peu de hauteur ! Il est pathétique d’observer la viralité du nombrilisme catégoriel d’individus qui se croient en danger parce qu’un homme d’affaires juge en bloc les femmes intéressées et peu intéressantes et se vante de ses succès faciles. Est-ce vraiment ce qui importe le plus concernant le président de la première puissance mondiale ? Le monde est au bord du volcan, tous les confortables et factices équilibres sont à bas, le Moyen-Orient brûle de rivalités sanglantes, le trio de tête américano-sino-russe cherche de nouvelles règles supportables de coexistence qui vont marginaliser une Europe sidérée et aboulique, la désinformation et la provocation battent leur plein dans chaque camp, la «fabrication de l’ennemi» a l’énergie du désespoir… et on se demande si Donald Trump va présenter ses excuses aux femmes américaines outrées par sa grossièreté. Un ordre des priorités infantile et très inquiétant.
On peut mieux comprendre d’autres inquiétudes suscitées par le nouveau président américain. Cet homme croit manifestement en «la destruction créatrice». Par ses déclarations tonitruantes, il précipite la fin d’une «mondialisation heureuse» qui a certes décloisonné la planète - celle du commerce et de la finance -, mais aussi érigé d’autres palissades infranchissables pour les moins mobiles, les plus ordinaires, ceux qui ne comprennent rien à l’uberisation de l’économie, à la virtualisation de l’activité ou à la fluidité des échanges. Ceux-là ne voient qu’un résultat à cette irrépressible «marche du Progrès» : elle les met au chômage sans grande chance d’en sortir. Le décret présidentiel sur l’immigration, très maladroit et partial, est de ce point de vue là une marque de la volonté du Président Trump de montrer à ses électeurs qu’il entend stopper ce qu’il considère comme un processus global de repli de la souveraineté américaine. Certes, cette décision n’est que l’accentuation d’un dispositif mis en place par l’administration précédente ; certes, elle épargne les ressortissants des principaux pays suppôts du terrorisme (Arabie Saoudite et Qatar) ; certes surtout, elle masque mal sa cible véritable et principale - l’Iran -, opportunément noyé dans un groupe de sept Etats visés par le décret. Mais elle manifeste un repositionnement souverain de l’Amérique qui veut lutter contre ses vulnérabilités notamment sécuritaires.
On aurait pourtant tort de voir là une drastique bascule de la posture américaine vers un protectionnisme frileux. Le nouveau président veut juste renégocier tous les équilibres de force économiques et financiers sur une base plus ouvertement américano-centrée, et monnayer plus clairement son soutien militaire ou politique. Cela explique sa mise sous tension, en apparence brouillonne, des diverses alliances traditionnelles de Washington en Asie mais aussi en Europe. Une Europe qui, à force de nier, par pur dogmatisme, ses frontières, ses identités nationales, son Histoire, ses racines, ses équilibres religieux et ethniques bousculés par la décolonisation et maintenant par des évolutions démographiques et sécuritaires africaines et moyen-orientales, et enfin le besoin de protection de ses peuples, a réduit ces derniers à n’être que des scories indifférenciées d’une immense population multiculturelle. Un agrégat en ébullition, sans haut ni bas, sans référence ni trajectoire, défiant vis à vis du politique et de toute autorité, in fine livré au recul démocratique par excès d’égalitarisme. Et voilà que le Chef de l’Etat à la tête de cette vaste utopie politico-sociale à visée universelle fait descendre tout le monde de son petit nuage, reconnaît la multipolarité stratégique, réhabilite bruyamment les vertus du protectionnisme, dénonce les alliances déséquilibrées, met chacun face à ses responsabilités, appelle à voir l’ennemi principal traditionnel russe comme un possible partenaire stratégique dans un affrontement avec une menace civilisationnelle qu’il juge première, alors qu’en Europe, nous la noyons savamment dans de la démagogie électoraliste depuis des décennies.
Il devient dès lors difficile de ne pas faire un parallèle entre l’aveuglement des élites d’outre-Atlantique et le refus d’obstacle manifeste du monde médiatico-politique français qui a déclenché l’actuelle curée contre le candidat de la droite et du centre à l’élection présidentielle. Mutatis mutandis, François Fillon fait face en effet, à un double handicap qui a quelque chose de «trumpien». Il appartient à une génération politique dont les pratiques aussi immémoriales que contestables ne sont plus tolérées dans l’atmosphère actuelle de transparence et d’exemplarité imposée à une classe politique fragilisée et en perte de légitimité globale ; il est aussi le candidat - inattendu mais espéré et massivement soutenu dans l’électorat - d’une rupture courageuse avec le trop long renoncement consenti de la France à elle-même. Il est celui qui a pris le risque de proposer un redressement national tous azimuts, impérieux, ambitieux mais nécessairement douloureux. Il incarne un renouveau national salutaire et pragmatique. Il représente donc une menace lourde pour les sirènes démagogiques des extrêmes comme pour celles d’une «gauche de gouvernement» qui a fait depuis cinq ans la preuve de son incompétence crasse et porte sans vergogne, pour ratisser large, deux masques soi-disant antagonistes : un candidat «classique» qui nourrit l’utopie populaire du «demain on rase gratis» avec un projet de «revenu universel» qui a tout d’une poison mortel au goût de fraise et revient à sacrifier définitivement une partie de notre jeunesse inadaptée à la modernité virtuelle - à rebours du monde entier qui lui, met les bouchées triples - ; un autre, «moderne» et «en marche» vers l’avenir radieux, qui surfe sur les promesses d’un globalisme redoublé accélérant notre décadence sociétale et nationale. Qui peut croire de telles fadaises ? Manifestement beaucoup de Français groguis par le spectacle affligeant de notre déclassement et effrayés par les efforts à fournir. En dégageant la piste pour de tels illusionnistes, en appuyant ce «coup d’Etat» qui ne dit pas son nom, on prend pour cible l’atout maitre, on veut abattre l’espoir d’une renaissance nationale au lieu de fustiger les surgeons d’une décadence avérée. On ne veut pas sortir le pays du marigot. On préfère s’intéresser aux pailles plutôt qu’aux poutres, prendre une loupe plutôt qu’une longue vue, se concentrer sur la micro plaie d’un corps au lieu de s’atteler au traitement de sa gangrène générale. Plutôt empêcher les Français d’avoir enfin un vrai choix, celui d’une réforme sérieuse, plutôt les empêcher d’être lucides et responsables, plutôt les livrer sans scrupules à l’ivresse du déni ou à celle des extrêmes. Cette manœuvre irresponsable encourage le plus terrifiant populisme et fait le pari que nos concitoyens préfèreront in extremis « la politique du chien crevé au fil de l’eau » des socialistes à celle d’une extrême droite désinhibée et outrancière qui accélérerait au pouvoir, l’implosion de l’Europe sans assurer le moins du monde notre redressement.
Si l’on peut comprendre le vertige qui saisit les élites européennes et en l’espèce françaises, confortablement assoupies sur un lit de certitudes indigentes devant la brutalité de ces alternatives qu’elles n’ont pas voulu voir venir, il ne faudrait pas que cela dure trop longtemps. Car l’enjeu de cette mutation du monde à marche forcée est lourd : il s’agit de (re)donner à la souveraineté son rang de vertu cardinale, non plus en opposition à la renaissance européenne, mais comme socle de celle-ci. L’espoir d’un effacement des Etats bénéfique aux individus est tombé comme un rideau de tragédie sur le cadavre livide d’une utopie. Pékin a déjà saisi la balle au bond. Ironie du sort, ainsi que le Président Xi Jing Ping l’a déclaré avec gourmandise récemment à Davos, c’est la Chine conquérante et sereine qui se pose désormais en protectrice des populations (de consommateurs) et promotrice d’un libre échangisme débridé dont elle reprend le flambeau en tranquillisant les anciens vassaux américains par une coopération «win-win» «à la chinoise», insensible mais implacable.
Nous avons perdu tant de temps à courir après des chimères. Les ensembles politiques résilients et résistants sont et seront demain ceux qui ne se nient pas et ne voient pas seulement le monde comme un vaste espace fluide et indifférencié peuplé de zombies déclarés égaux et plus encore équivalents au mépris de leur inscription dans le temps, l’espace, la culture et l’histoire de leurs Etats respectifs. Dire cela n’est pas se situer dans l’ère de la « post vérité », mais simplement faire acte d’honnêteté intellectuelle minimale. L’état d’esprit qui consiste à déplorer en litanie le réel au lieu de le considérer comme une source d’opportunités n’est pas digne de l’esprit d’Etat qui doit animer celui qui entend relever notre pays.