FIGAROVOX - À Washington et Paris, les faux-amis du conservatisme et du progressisme
FIGAROVOX/TRIBUNE - Donald Trump et François Fillon font l'objet de vives critiques, parfois sur les mêmes sujets, comme la Russie. Caroline Galactéros estime que ceux qui sont caricaturés en «conservateurs» le sont souvent moins que les «progressistes» qui ne veulent rien changer.
Face au bouleversement stratégique absolument inédit que connaît la planète, l'observation du débat politique en France comme aux États-Unis, et l'écoute des interprétations véhiculées par le mainstream médiatique et intellectuel conduisent à un constat inquiétant.
Hormis quelques voix marginalisées ou critiquées pour leur aventurisme, presque tout ce qui est pensé, exprimé, proposé au jugement de nos concitoyens vise à l'immobilisme, à l'enfermement dans des antagonismes qui pourtant font chaque jour la preuve de leur nocivité. Mais cette posture immobiliste est active, et même très offensive. Dans nos deux pays, les forces d'inertie, celles qui veulent que rien ne change au nom de la continuité et de la stabilité (comme si c'était en soi une panacée) sont colossales. Et elles se mobilisent tous azimuts pour empêcher «le neuf» d'avenir.
Le champ de mines est en place et se densifie pour prendre dans sa toile le nouveau président américain et l'empêcher de gêner des centres de pouvoir que son pragmatisme menace.
Aux États-Unis, depuis la victoire de Donald Trump, le champ de mines est en place et se densifie pour prendre dans sa toile le nouveau président américain, l'empêcher d'innover… et surtout de gêner des centres de pouvoir et d'intérêts colossaux que son pragmatisme menace. Après l'affaire des «Hackers» russes - qui auraient rien moins que provoqué la victoire du candidat républicain -, puis les inquiétudes sur la collusion entre ses affaires et ses nouvelles fonctions, on est allé - avec l'affaire de la «sex tape» et la complicité d'un ancien espion britannique - jusqu'à la fabrication pathétique d'un «Kompromat» comme on dit en Russie (!), pour neutraliser ce que les élites américaines démocrates considèrent comme une incompréhensible complaisance envers la Russie. Un combat d'arrière-garde mené avec acharnement. Par une ouverture d'esprit inédite, le Président Trump - qui est en train de constituer une équipe de choc et de haut niveau qui pourrait bien révolutionner positivement la politique étrangère et de défense américaine, donc l'équilibre du monde -, aurait-il l'intention de rechercher les voies et moyens de faire front commun avec son ancien ennemi contre des menaces d'ordre civilisationnel et identitaire qui crèvent l'écran et devraient logiquement fédérer autour de lui Occidentaux et Européens lucides de tous bords? Veut-il réfléchir, AVEC Moscou, à la remise en vigueur d'un «code de conduite» russo-américain fondé sur le respect de la légalité internationale, de la souveraineté des États, de la non-ingérence dans leurs affaires intérieures, et sur la reconnaissance de «lignes rouges» respectives et respectables, recréant ainsi le cadre méthodiquement déconstruit par Washington depuis la fin de la Guerre froide sur les décombres de l'URSS? Mais quelle horreur!
L'Ours russe doit rester à jamais infréquentable et demeurer l'ennemi n° 1 de l'Amérique comme celui de l'Europe.
Plutôt que de lui reconnaître une «vista» qui pourrait changer la face du monde - pour une fois en mieux - et d'accrocher notre char fatigué à son étoile, on l'accuse de mille maux: brouillon, imprévisible, erratique, dangereux, confus, possiblement «tenu» par Moscou du fait d'inavouables agissements. Bref, cet homme ne sait pas ce qu'il dit. Il parle et agit sous influence, c'est évident! L'Ours russe doit rester à jamais infréquentable et demeurer l'ennemi n° 1 de l'Amérique comme celui de l'Europe. Une Europe en plein vacillement identitaire et politique, dont Moscou fomente activement le démembrement, naturellement (comme si nous n'étions pas capables de nous affaiblir tous seuls)! On se croirait dans un conte pour enfants désobéissants, que l'on menace de l'Ogre qui les dévorera sans pitié s'ils osent seulement lui entrouvrir la porte ou lui parler. Cet infantilisme n'est pas seulement ridicule. Il est désespérant. Et il en dit long sur la hiérarchie réelle des priorités des élites dirigeantes américaines, sur leur souci de l'image de leur pays, sur celui de la paix du monde. Il manifeste aussi une sidérante indifférence pour l'avenir de l'Europe qui devrait nous faire réfléchir.
Qui est donc « conservateur » en effet ?
Comme en écho à cette curée d'outre-Atlantique, en France, on s'acharne sur l'autre possible pilier européen de cet «alignement des planètes» stratégique pourtant inespéré, et l'on fustige sans trêve «le radicalisme», «la violence» mais aussi «le conservatisme» politique et sociétal «rétrograde» du programme du candidat de la Droite et du Centre. Chaque jour, les hérauts de gauche (c'est de bonne guerre même si c'est un comble), mais aussi de nombreuses voix «qui font l'opinion», cherchent à terroriser l'électeur et à lui faire prendre des vessies pour des lanternes, en dénonçant l'insoutenable «rupture» qu'entend mettre en œuvre François Fillon, dramatique saut dans l'inconnu et la rigueur, dont les Français et le pays ne se remettraient pas. On se pince. Ces voix qui comptent, et sont donc plus que d'autres responsables de l'élévation du niveau de conscience politique et de sens critique de nos concitoyens, ont-elles à jamais perdu le sens des réalités intérieures et celui du monde extérieur? Qui est «conservateur» en effet? Qui, devant l'ampleur de la gabegie budgétaire, devant la faillite économique et financière du pays, devant celle de notre fameux «modèle social» depuis longtemps insoutenable, a le courage d'un discours de vérité sur la gravité de la situation, avec laquelle il faut effectivement rompre, non pour diviser le pays ou le mettre à terre, mais pour le relever enfin? Qui parie sur l'intelligence et le sens civique du peuple français? Nulle régression, nulle «révolution» évidemment, mais bel et bien l'acceptation du réel et la détermination à mettre en route le redressement du pays. Et qui, à l'inverse, veut tout «conserver» à tout prix, sans avouer à nos concitoyens que c'est impossible et qu'il faut enfin «que tout change pour que rien ne change»? Qui, sinon la gauche, - en dépit de sa récupération de grandes figures de droite comme celle de Clémenceau, et de «l'oubli» de ses compromissions historiques lourdes (en 1940) - est littéralement congelée, tel un œuf de dinosaure dans le permafrost d'une pensée magique fossilisée? Qui veut continuer à endetter le pays sans vergogne pour engranger des voix? Qui se moque bien de nous rendre vulnérables à la moindre secousse ou offensive financière étrangère? Où est le populisme? Où est la démagogie? Qui croit encore à «la fin du travail» ou a minima à son partage indéfini? Qui croit pouvoir laisser nos frontières béantes et considérer l'immigration massive comme une bénédiction et un devoir? Qui rejette toute réforme sérieuse comme la peste, cantonnant son champ d'exercice législatif à des «avancées sociétales» ou éducatives (ces dernières proprement catastrophiques), qui font exploser notre cohésion nationale et générationnelle? Le conservatisme français est aujourd'hui, sans doute possible, à gauche, et aux extrêmes - gauche et droite -, de notre échiquier politique. Les effets de manche et les envolées lyriques sans épaisseur n'y changeront rien. C'est le barrage de la dernière chance dressé contre le relèvement national par ceux qui nient les dégâts causés par leur incurie. Ils sont allés si loin, en tous domaines, dans «la politique du chien crevé au fil de l'eau» qu'ils préfèrent définitivement s'y enfoncer d'avantage, arguant de leur sincérité idéaliste et solidaire, alors qu'ils croisent aux confins du pire cynisme.
En politique étrangère, le mal est le même : le conservatisme se confond ici, depuis 2003-2004, avec un suivisme enthousiaste pour tous les errements du « Grand frère » américain depuis 1991.
En politique étrangère, le mal est le même: le conservatisme se confond ici, depuis 2003-2004, avec un suivisme enthousiaste pour tous les errements du «Grand frère» américain depuis 1991. Mais depuis 2012, on assiste à une accélération fulgurante et à un grand écart sans précédent dans l'incohérence. Paradoxalement, - les cas syrien et ukrainien en sont emblématiques -, le conservatisme de gauche s'exprime par une politique moralisatrice et punitive au service de la déstabilisation planétaire. C'est la promotion entêtée d'un «regime change» aux effets désastreux, là-bas comme chez nous, avec l'explosion de l'islamisme ultraviolent jusque dans nos rues. Ce dérivatif martial à l'incurie intérieure pourtant ne trompe personne, mais on veut y voir la marche du progrès et de la démocratie, pas les décombres et les cadavres de ces peuples dont on a décidé de faire le bonheur malgré eux. On croit que cela nous donne du poids et de l'influence alors que notre dogmatisme au petit pied ne fait que nous marginaliser gravement sur la scène mondiale. Chaque jour est une humiliation de plus. La vaillance de nos armées - seul pan encore intact de notre souveraineté que l'on sollicite toujours plus sans lui consentir des moyens en proportion -, qui font des miracles avec des bouts de chandelles, ne peut masquer l'indigence de notre politique étrangère et son positionnement à contretemps total de nos intérêts nationaux comme des opportunités qu'offre cette période de grand «rebattage des cartes». Mais qu'à cela ne tienne! l'entretien des vieux antagonismes, les vieilles recettes, le goût pour l'interventionnisme brouillon et l'inconséquence magistrale entre le soutien à l'islamisme combattant à l'extérieur et les jérémiades devant ses conséquences sécuritaires intérieures. Idem pour la négation des liens indiscutables entre l'encouragement du communautarisme et le délitement national, entre le totem égalitariste et le creusement des inégalités sociales, entre le nivellement par le bas et l'indigence du niveau scolaire, etc. Rien ne nous est épargné. Le problème est que les comédiens ne font plus recette. Le théâtre se vide, nous laissant seuls sur scène. La pièce du monde se joue ailleurs et sans nous.
Le pouvoir actuel fait de l'archéologie sociale, économique, et stratégique.
Le pouvoir actuel fait de l'archéologie sociale, économique, et stratégique. Il fouille les ruines d'une splendeur sacrifiée en mettant des cailloux sur des socles et en s'esbaudissant comme devant des Canovas, au lieu de s'atteler à construire une vision ambitieuse et complète de ce que nous voulons être en Europe et dans le monde. Cela fait les affaires de certains, notamment de notre grand voisin, ami et allié allemand, dont le différentiel de puissance avec nous se creuse dangereusement à son avantage, et qui désormais affiche des ambitions claires en matière de défense et de politique étrangère. Seul le courage déterminé d'une stratégie globale de réforme tous azimuts, douloureuse mais vitale, nous sortira de ces sables mouvants. Une vision en somme. La puissance et l'influence se nourrissent de cohérence, d'autorité, de souveraineté et d'intégrité: celle des frontières sans doute, mais aussi celle du jugement.