Péril jaune en Mer de Chine Méridionale ? L’Empire des faits contre celui du droit
On parle de plus en plus souvent dans les médias de la montée des tensions en Mer de Chine méridionale. Le 12 juillet dernier, la Cour permanente d’arbitrage de la Haye (CPA) a rendu son verdict dans le différend opposant la Chine aux Philippines, après sa saisine en 2013 par Manille, au sujet de la souveraineté dans cette zone disputée. Il m’a semblé important de faire le point sur ce dossier complexe afin de faire comprendre les enjeux d’une zone de crise moins spectaculaire que le Moyen-Orient, mais à vrai dire potentiellement plus dangereuse pour l’équilibre global du monde.
Le premier point essentiel est de ne pas confondre la Mer de Chine méridionale (South China Sea) et la Mer de Chine orientale (East China Sea). Je vous invite à regarder la carte fournie en illustration pour comprendre intuitivement que ces deux Mers de Chine n’intéressent pas les mêmes Etats. Ce dossier traite spécifiquement de la question de la Mer de Chine méridionale (South China Sea) où les tensions sont les plus vives.
Je dirai néanmoins quelques mots de la Mer de Chine orientale (East China Sea) car les tensions y sont également prégnantes, mais leur dynamique moins forte.
La Mer de Chine orientale fait l’objet de revendications fortes de la part de la Chine, de Taïwan et du Japon, et est observée avec attention par la Corée du Sud. En particulier, se pose la question de l’Archipel des Senkaku, contrôlé par le Japon depuis 1971, mais revendiqué par Pékin. La situation en Mer de Chine orientale a poussé la Chine à créer en 2013 une zone d’identification et de défense aérienne (ADIZ en anglais) couvrant l’ensemble de la Mer de Chine orientale, notamment l’archipel des Senkaku contrôlé par les Japonais. Concrètement, une ADIZ oblige les avions la survolant à s’identifier auprès des autorités selon des normes très strictes, sauf à encourir des ripostes défensives armées. Dans le cas le plus extrême, la présence de missiles anti-aériens à longue portée (potentiellement plusieurs centaines de kilomètres) peut faire d’une ADIZ une zone parfaitement impénétrable. Plus classiquement, un avion qui ne respecterait pas les normes de l’ADIZ entraînerait le décollage immédiat de chasseurs, lesquels encadreraient l’avion en cause jusqu’à ce qu’il obtempère... ou l’abattraient. C’est dans cet esprit que la Chine a créé une ADIZ en Mer de Chine orientale, répondant en réalité à l’ADIZ du Japon qui existe en Mer de Chine orientale depuis … 1969. La première ADIZ de la région fut créée par les Américains en Corée dès 1951. Outre la question de l’ADIZ, la marine joue également un grand rôle. Les garde-côtes chinois, armés de frégates hauturières de fort tonnage, ainsi que des flottilles chinoises de chalutiers, frôlent régulièrement les îles Senkaku, entraînant de fortes tensions avec le Japon qui, face au développement exponentiel de la marine chinoise, développe d’importants programmes navals, notamment en matière de porte-hélicoptères et de destroyers.
S’agissant des tensions grandissantes en Mer de Chine Méridionale (South China Sea), nous ferons d’abord un bref récapitulatif des archipels qui se trouvent en Mer de Chine Méridionale et de la présence des différents belligérants. Nous verrons ensuite quels sont les enjeux principaux qui expliquent un tel engouement pour des îles de très petite taille donc beaucoup sont en réalité des récifs (sans eau douce) et qui ne sont donc pas des territoires (disposant des eaux territoriales associées). Nous finirons par un bref descriptif de l’expansion chinoise dans cette zone et des enjeux pour l’avenir.
Quelques points de géographie et d’histoire
Il me semblait nécessaire de passer par quelques considérations géographiques et historiques pour permettre d’identifier concrètement sur une carte les lieux des crises en germe. La Mer de Chine Méridionale est une mer côtière appartenant à l’Océan Pacifique. Elle est bordée par de nombreux pays : Brunei, la Chine, l’Indonésie, la Malaisie, les Philippines, Singapour, Taïwan et le Vietnam. Elle regroupe plusieurs centaines d’îles et de récifs – sans eau douce, ils ne forment pas un ‘territoire” – regroupés dans plusieurs archipels.
Au Nord de la Mer de Chine méridionale, la plus grande île est celle d’Hainan, appartenant à la Chine. Elle est un lieu de villégiature privilégié par les riches touristes chinois, mais abrite surtout … une base souterraine de sous-marins (notamment nucléaires) jouant un rôle important dans la stratégie de dissuasion de Pékin (nous y reviendrons dans les paragraphes sur les enjeux multidimensionnels de la Mer de Chine). En dehors de l’île d’Hainan, la Mer de Chine méridionale compte en particulier les archipels des îles Spratleys, des îles Paracels, des îles Pratas et du récif de Scarborough.
Le récif de Scarborough et les îles Pratas
Commençons par les deux derniers qui sont les moins importants stratégiquement, politiquement et économiquement.
Situé à l’Est de la Mer de Chine méridionale, le récif de Scarborough est revendiqué par la Chine, par les Philippines et par Taïwan. En 2012, la marine chinoise a mené une opération militaire, qui, depuis, en interdit l’accès, lequel était libre auparavant. Le président des Philippines, Benigno Aquino III, a déclaré que l’action militaire de Pékin était comparable à l'annexion de la Tchécoslovaquie par l’Allemagne nazie. Il a porté le cas devant le Tribunal international du droit de la mer (TIDU) puis, après un recours, devant la Cour permanente d’arbitrage (CAP), siégeant à La Haye aux Pays-Bas. L'une des questions juridiques qui sous-tend le différend revient dans le cas de nombreuses autres îles : les juges doivent déterminer si le Récif de Scarborough est une île avec un territoire ou un simple rocher privé de territoire. Dans le premier cas, soutenu par la Chine, le récif serait donc un territoire propre et la Chine en revendiquerait la souveraineté. Dans le second cas, invoqué par les Philippins, par sa position géographique, le récif appartiendrait à la zone économique exclusive des Philippines. La CPA a rendu son verdict le mardi 12 juillet 2016 et a affirmé (ce qui était attendu) que les revendications de Pékin n’étaient pas fondées. La Chine avait préalablement déclaré qu’elle ne reconnaîtrait pas le jugement (elle n’a d’ailleurs jamais reconnu l’autorité de la CAP en la matière). Id est.
Les îles Pratas, plus au Nord, sont contrôlées par Taïwan, mais sont revendiquées par Pékin, comme l’ensemble des territoires de Taïwan de façon plus générale …
Les deux cas les plus épineux concernent les îles Paracels et les îles Spratleys.
Les îles Paracels
Les îles Paracels, sont situées à peu près au centre de la Mer de Chine méridionale (presque à égale distance de la Chine et du Vietnam). Pendant la colonisation, elles sont sous administration de la France : elles font notamment partie de l’Indochine française de 1885 à 1939. La France les cède au Vietnam en 1950. En 1974, une opération navale chinoise permet la prise de contrôle de l’ensemble des îles Paracels par la Chine. Une flotte vietnamienne est envoyée en réaction, mais échoue. Le Vietnam demande l’intervention de la 7e Flotte américaine située dans l’Océan indien, mais sans succès : la politique de Washington est alors au rapprochement avec la République populaire de Chine. Depuis 1974, les Chinois contrôlent donc l’intégralité des îles Paracels. Néanmoins, les choses s’accélèrent depuis la deuxième décennie du 21e siècle avec une militarisation accrue de ces îles (nous y reviendrons plus bas dans le paragraphe sur les actions multidimensionnelles de la Chine).
Les îles Spratleys
Les îles Spratleys sont situées plus au Sud de la Mer de Chine méridionale : elles ont donc une position géostratégique essentielle pour verrouiller la frontière sud. Elles sont par ailleurs la région la plus riche en poisson et compteraient d’importantes ressources en hydrocarbures. Elles sont enfin sur la route commerciale qui permet de faire se rejoindre l’Asie du Sud-Est et l’Europe et qui représente 1/3 du trafic mondial.
Ce sont donc les plus convoitées. Concrètement, les Spratleys sont formées de 14 îles naturelles, ainsi que de centaines de récifs, dont seulement une centaine sont immergés à marée haute. Brunei, la Chine, Taïwan, la Malaisie, les Philippines et le Vietnam ont des revendications territoriales. La plupart de ces 14 îles sont contrôlées par le Vietnam ou par les Philippines. Néanmoins, la plus grande de ces îles – Taiping – est contrôlée par Taïwan et la 11ème en taille par la Malaisie.
Aucune de ces îles naturelles n’est donc contrôlée par la Chine. C’était sans compter sur l’imagination et les moyens de Pékin … En 1987, la Chine a pris le contrôle d’un petit récif (Fiery Cross) puis l’année suivante d’un second récif (Johnson Sud). Peu à peu, Pékin a pris le contrôle de sept récifs et y a établi des installations militaires provisoires. C’est à partir de ces sept récifs (situés auparavant à un mètre en dessous du niveau de la mer) que la Chine a commencé en 2013 à construire sept îles artificielles pour une surface totale de 13,5 km2, ce qui a occasionné d’importants dégâts environnementaux (près de 50 millions de m3 de sable et de coraux ont été détruits, pompés puis déplacés). Ces 13,5 km2 sont à comparer aux 2 km2 formés par l’ensemble des 14 îles naturelles contrôlées par le Vietnam, les Philippines, Taïwan et la Malaisie... Cet immense projet de création d’îles artificielles a pris le nom de « Grande muraille de sable » car, en parallèle, ces îles ont servi à l’installation de bases militaires permanentes disposant de pistes aériennes. C’est ainsi une véritable muraille qui pourrait, un jour, transformer la Mer de Chine méridionale en lac chinois.
Après ce bref panorama géographique et historique et avant d’observer avec plus de précision les actions passées et à venir de la Chine, quelques mots des enjeux de la Mer de Chine méridionale.
Les enjeux de la Chine : les hydrocarbures, le poisson, la route commerciale, la Flotte américaine
Hydrocarbures et matières premières : un enjeu pour l’instant gelé, mais bien réel
La Chine est dépendante en matière de gaz et de pétrole. Une grande partie de son immense projet de « Nouvelle Route de la Soie » (cf. notre grand dossier sur ce point) a notamment pour objectif de sécuriser les routes d’approvisionnement en hydrocarbures et de diversifier les sources de celui-ci. Il se trouve que la Mer de Chine méridionale est riche en hydrocarbures.
Pour l’instant, seules les réserves situées proches des littoraux de la Mer de Chine méridionale ont été découvertes, mais d’importantes richesses en hydrocarbures se situent offshore, notamment près des Paracels et des Spratleys. Voici quelques chiffres qui donnent une idée de cette source de richesse, rapportés par le magazine La Tribune : « Leur mesure est sujette à une énorme incertitude. Les estimations américaines évoquent ainsi quelque 1,5 milliard de tonnes de pétrole sous la Mer de Chine du Sud - une quantité non négligeable, mais qui ne correspond guère qu'à trois années de consommation pétrolière chinoise au rythme actuel. Mais les estimations chinoises sont radicalement différentes : diverses sources (compagnies pétrolières et ministères) avancent des chiffres de dix à trente fois plus élevés, puisqu'ils vont de 17 à 50 milliards de tonnes de pétrole récupérables ». Il faut néanmoins considérer que le pétrole offshore peut avoir un coût d’extraction absolument prohibitif : à des prix de marché, il est possible qu’une très faible partie seulement de ces réserves soient exploitables.
Il reste que la Chine importe près de 70% de ses ressources en hydrocarbures et que la moitié de celles-ci proviennent du Moyen-Orient, empruntant donc une route commerciale qui passe par la Mer de Chine méridionale. Le contrôle de celle-ci est donc essentiel, que ce soit pour réduire ou pour sécuriser ces importations.
Le poisson, une question d’indépendance alimentaire essentielle, mais aussi un vecteur géopolitique utile
Le 19 juin dernier, des navires indonésiens auraient arraisonné des chalutiers chinois. Un marin chinois aurait été blessé et sept arrêtés, sans que l’on ait davantage de détails. Cet incident, vivement condamné par Pékin, illustre particulièrement l’enjeu très important de la pêche en Mer de Chine méridionale, riche en thon rouge, prisé des Asiatiques. Il ne s’agit plus cette fois-ci d’indépendance énergétique, mais d’indépendance alimentaire, essentielle pour la Chine qui importe aujourd’hui d’immenses quantités d’aliments et achète partout dans le monde des grandes exploitations agricoles, comme en Ukraine, ou de manière croissante en Sibérie. Même la France n’est pas indemne : un mystérieux fonds d’investissement a ainsi acheté 1700 hectares de terres agricoles dans l’Indre en mai 2016. La Chine dispose en effet de 9% des terres agraires dans le monde pour nourrir … 20% de la population mondiale. Le défi est donc de taille et les perspectives en Mer de Chine méridionale sont excellentes même si les capacités halieutiques de la Mer de Chine ne sont pas encore connues avec précision.
La pêche, ce ne sont pas seulement les poissons, mais aussi les pêcheurs … qui participent activement à une forme de diplomatie navale parallèle. Voici ce que précise l’aspirant Thibault Leroy, doctorant à l’Université Panthéon-Sorbonne, dans une note du ministère de la Défense consacrée à ce sujet : « L’ancienneté de la présence des pêcheurs de tel ou tel pays est régulièrement invoquée comme un argument fondant les prétentions à la souveraineté, en particulier par la Chine ou le Vietnam (…) Pour assurer la police sur les eaux revendiquées, les agences gouvernementales chargées de la pêche se voient confier des missions de surveillance, de contrôle des activités de pêche menées par des étrangers, et mettre sur pied des unités spéciales. C’est le cas aux Philippines avec le BFAR (Bureau of Fishery and Aquatic Ressources, sous l’autorité du ministère de l’Agriculture) qui est mandaté pour ces missions, ou en Chine avec, notamment, les forces de surveillance maritime (Zhongguo Haijian) de l’Administration océanique d’État ou le commandement chargé du respect du droit de la pêche (Yuzheng) du Bureau des pêches du ministère de l’Agriculture. Ces agences disposent d’un nombre croissant de bateaux et semblent responsables des principaux incidents récents en mer de Chine méridionale. D’autres acteurs sont en marche : les associations chinoises de pêcheurs – comme l’Association des pêcheurs Sanya Hiayu et l’Association Sanya Yufeng. Elles se montrent capables d’organiser et d’appuyer de vastes campagnes de pêche – en juillet 2012, une expédition de plusieurs centaines de bateaux est organisée depuis l’île de Hainan pour aller chaluter dans les eaux de mer de Chine méridionale. Par ailleurs, depuis 1999, la Chine impose un moratoire annuel sur les pêches, valable aussi pour les pêcheurs étrangers et qui s’applique à des eaux sur lesquelles elle se considère comme souveraine. Quiconque contrevient peut se voir priver du matériel et tomber sous le coup d’une sérieuse amende (50 000 yuans, soit 7 936 dollars). Tout ceci résume la mise en application concrète de la politique chinoise vis-à-vis des eaux de la mer de Chine méridionale, qu’elle considère comme ses eaux territoriales ».
Les chalutiers chinois consacrent la stratégie de Pékin d’une imposition de leur souveraineté par les faits pour prendre de court un droit de la mer qui les desservirait. Ils sont aussi un moyen d’exercer un moyen de surveillance voire de pression plus discret et moins officiel que l’envoi de corvettes ou de frégates des garde-côtes ou de la marine. C’est ce qui arrive aussi très souvent en Mer de Chine orientale près des Îles Senkaku contrôlées par le Japon (notons que dans cette zone, les Japonais ont accusé des garde-côtes chinois d’avoir aussi pénétré dans leur zone économique exclusive).
Contrôler un trajet essentiel sur la plus importante route commerciale au monde
Nous avions largement traité de ce sujet dans notre grand dossier sur le projet de « Nouvelle Route de la Soie ». Je n’en rappellerai donc que les grandes lignes. La « Nouvelle Route de la Soie » est un grand projet chinois visant à sécuriser et à développer les grandes routes commerciales dans le monde, à la fois terrestres et maritimes, pour augmenter l’influence de Pékin et structurer un gigantesque empire commercial. L’axe principal relie la Chine à l’Europe en passant par le Moyen-Orient. Plus précisément, la route terrestre partant de Xi’an rejoindrait l’Europe via un réseau de routes, d’autoroutes et de réseaux ferrés de plus de 13 000 kilomètres allant jusqu’à la Belgique. Une autre route terrestre partirait de Kashgar en passant par le Pakistan pour rejoindre le port de Gwadar directement dans l’Océan Indien. Cette seconde route terrestre est notamment destinée à créer une alternative à la partie asiatique de la route maritime principale, passant par le Canal de Suez, et à contourner la Mer de Chine méridionale où les tensions montent avec Washington et où les actes de piraterie pullulent. Néanmoins, cette nouvelle route pakistanaise qui permet d’accéder directement à l’Océan indien et de moins dépendre de la Mer de Chine méridionale ne peut suffire à elle seule. L’enjeu commercial en Mer de Chine méridionale est donc de taille car, à l’heure actuelle, cette route représente près des 2/3 du commerce mondial. Il est donc essentiel pour Pékin d’y laisser sa marque, d’y attacher sa souveraineté et d’être capable de la contrôler. La préservation des intérêts chinois le long de cette route commerciale est certainement, avec la question militaire, l’enjeu le plus important pour Pékin, devant les hydrocarbures et le poisson.
Observer et contrôler la 7e Flotte américaine : faire de la Mer de Chine méridionale un « lac chinois » pour garantir une profondeur stratégique suffisante à la défense chinoise
Il n’a échappé à personne – c’est la partie du sujet que retiennent le plus souvent les grands médias – que les enjeux en Mer de Chine méridionale sont aussi militaires et géostratégiques. Pour le dire en quelques mots, Pékin souhaite devenir une superpuissance régionale et exercer une influence militaire dissuasive dans toutes les régions environnantes. A cette fin, la présence en Mer de Chine méridionale pourrait permettre de garantir à Pékin une profondeur stratégique suffisante pour faire face à toute tentative d’endiguement de la 7e Flotte américaine qui étend sa présence sur tout l’Océan Indien et l’ouest de l’Océan Pacifique. Créée en 1943 à Brisbane en Australie, la 7e Flotte est principalement implantée au Japon où est disposé son groupe aéronaval constitué autour d’un porte-avions nucléaire (aujourd’hui le USS Ronald Reagan). Elle peut également compter sur deux croiseurs de classe Ticonderoga et sept destroyers de classe Arleigh Burke. Au total, la 7e Flotte est la plus importante projetée en dehors des États-Unis : elle dispose de 60 à 70 navires, 300 avions et 40 000 membres du personnel militaire.
Cette volonté de Pékin de gagner en profondeur stratégique n’est pas seulement régionale, mais aussi globale. En effet, au Nord de la Mer de Chine méridionale, sur l’île d’Hainan, est implantée une base navale souterraine destinée à abriter et accueillir notamment les sous-marins nucléaires lanceurs d’engin (SNLE) chargés d’assurer la capacité de “seconde frappe” de la Chine en matière nucléaire. N’oublions pas que la Chine, pour l’instant, conserve comme la France une doctrine “du faible au fort”, fondée sur l’idée du “pouvoir égalisateur de l’atome”. Dans cette doctrine, il n’est pas besoin pour un acteur donné d’atteindre la parité stratégique (en nombre de têtes ou de vecteurs) pour dissuader son adversaire. En revanche, il est tout à fait essentiel pour être crédible que sa capacité de seconde frappe soit pleine et entière. Or, ce sont traditionnellement les SNLE qui assurent la garantie de seconde frappe par leur très grande discrétion et leur immense autonomie. Pour Pékin, assurer une présence militaire dans toute la Mer de Chine méridionale, c’est aussi protéger sa dissuasion nucléaire. D’autant que, si Pékin connaît un certain retard qualitatif et quantitatif dans le développement de sous-marins nucléaires par rapport aux États-Unis ou à la Russie, elle compte bien combler celui-ci rapidement, à l’image des progrès considérables accomplis en matière de bâtiments de surface (frégates, destroyers et navires amphibie).
Enfin, c’est un moyen pour Pékin de compenser sa relative faiblesse aéronavale dans la mesure où la Chine ne dispose que d’un porte-avions, anciennement soviétique et peu opérationnel. Si un deuxième porte-avions de fabrication indigène est en construction, les capacités en la matière de Pékin ne seront guère importantes avant une bonne dizaine d’années. En attendant de disposer de suffisamment de porte-avions, les îles Paracels et plus encore Spratleys peuvent servir de “porte-avions naturels” pour augmenter naturellement la portée des chasseurs-bombardiers de l’Armée populaire de Libération. Dans le même ordre d’idée, ces îles, qui disposeront des capacités d’accueil pour des navires hauturiers et pourront accueillir des systèmes anti-aériens et anti-missiles perfectionnés, permettent à la Chine d’étendre son immense zone A2-AD (Air Access Air Denial) qui permet, en y positionnant des missiles sol-air à longue portée et des radars à longue distance, de sanctuariser une large portion de territoire. D’éventuels avions ennemis, sauf à disposer d’excellentes qualités de furtivité, et encore – nous le verrons dans le paragraphe qui suit –, auraient beaucoup de mal à échapper à une telle défense qui formerait comme un “dôme de fer et de feu” au-dessus de la Mer de Chine méridionale.
Pour toutes ces raisons militaro-stratégiques, Pékin ne veut pas abandonner un iota de souveraineté en Mer de Chine méridionale et compte bien poursuivre son implantation d’équipements militaires de plus en plus nombreux et de plus en plus perfectionnés.
La Chine joue de tous ses vecteurs de puissance pour parvenir à une situation de fait qui lui soit plus favorable que celle que lui confère le droit international
La première pierre de la grande stratégie de Pékin – nous l’avons vu pour les îles Spratleys – repose sur la création d’îles artificielles. Tel n’est pas le cas pour l’archipel des Paracels où la Chine contrôle déjà l’ensemble des îles. Par ailleurs, le discours juridique de Pékin s’appuie sur une justification historique : les Chinois seraient présents en Mer de Chine depuis des siècles. Il se réfèrent ainsi à la “ligne des neufs traits” ou encore “langue de boeuf” (de par sa forme), qui délimite les revendications de Pékin en Mer de Chine méridionale. Dans les faits, ces neuf traits dessinent une zone qui passe par presque l’ensemble de cette mer. Selon Pékin, cette délimitation serait apparue la première fois sur une carte publiée en République Populaire de Chine en février 1948 sous la forme d'une ligne en onze traits ayant la forme d'un “U”.
Voici ce que l’ambassadeur de Chine à Paris écrivait il y a quelques mois dans Les Echos : “Si aujourd'hui 70 % des produits aquatiques consommés en Chine proviennent de l'élevage, les Chinois ont été parmi les premiers peuples à explorer les océans. En mer de Chine méridionale, la présence chinoise est très ancienne et le gouvernement chinois a commencé très tôt à exercer un pouvoir administratif sur les îles et archipels de la zone, dont les noms figurent sur les cartes officielles de la dynastie des Ming (1368-1644). A la fin de la Seconde Guerre mondiale, la Chine a récupéré les îles et archipels de la mer de Chine méridionale que le Japon s'était appropriés par la guerre et entrepris de rebaptiser les 159 îles, récifs et bancs de la zone. C'est aussi à cette époque qu'elle a publié la carte de ses territoires en mer de Chine méridionale, proclamant sa souveraineté et ses droits dans cette zone. Aucun pays n'a alors exprimé la moindre objection à cet égard”. Néanmoins, Pékin sait bien que le droit international ne se fonde que très marginalement sur les éléments historiques, s’en tenant à des calculs d’eaux territoriales plus cartésiens. Mais pour Pékin, la revendication historique est moins un outil juridique qu’un élément de communication. La Chine puissance pragmatique, croit plus dans “l’Empire des faits” que dans l’Empire du droit, ce que sa réaction à la décision de la Cour permanente d’arbitrage (CPA) de La Haye illustre parfaitement. C’est cet Empire des faits que nous allons étudier brièvement.
Création d’une ligne de défense fortifiée et multi-armes augmentant considérablement la profondeur stratégique de Pékin
Où en est-on de la création de bases militaires chinoises en Mer de Chine méridionale ? Des installations militaires existent d’ores et déjà dans l’archipel des Paracels, notamment sur l’île de Yongxing, où un aéroport militaire a été créé avec une piste de 3 km de longueur. Trois autres bases militaires existeraient dans cet archipel.
Mais c’est surtout dans les Spratleys que la Chine déploie des moyens croissants. Sept bases militaires, dont trois disposant d’un aéroport avec des pistes d’envol de plus de trois kilomètres (pour gros porteurs), ont été construites dans les neuf îlots artificiels contrôlés par Pékin. Mais trois de ces îles artificielles ne sont pas situées dans les eaux internationales, mais dans la Zone économique exclusive (ZEE) des Philippines, qu’elle justifie au regard de la troisième Convention des Nations Unies sur le Droit de la Mer (UNCLOS III). Une dure réalité pour les Philippines, qui justifie leur saisine de la CIJ car, dans les faits, Manille n’est pas en mesure de faire respecter sa souveraineté tandis que celle de Pékin devient de plus en plus évidente.
A quoi peuvent servir ces bases militaires et à quoi pourraient-elles ressembler demain ? Certains éléments peuvent nous donner quelques indications. Le premier d’entre eux est que la Chine a installé une zone de défense et d’identification aérienne dès 2011 en Mer de Chine orientale sur fond de tension avec le Japon pour les îles Senkaku. Pékin pourrait faire de même cette fois en Mer de Chine méridionale. Elle disposera bientôt de capacités suffisantes - c’est même probablement déjà le cas - pour créer une véritable “A2AD” (Air Access Air Denial) dans ce bras de mer, le transformant de facto en “Lac de Chine”. On sait d’ores et déjà que des missiles anti-aériens (probablement des HQ-18, HQ-9 et HQ-10, versions chinoises des S-300 russes, dont la portée va de 80 à 200 km) ainsi que des radars ont déjà été installés dans cette zone et que la Chine s’est par ailleurs félicitée d’avoir repéré un chasseur F-22 américain, le chasseur de 5e génération sensé être le plus furtif au monde (en attendant le F-35 dont le développement accumule les déboires)... Pékin, en plus, a commandé des systèmes S-400 à la Russie, des missiles anti-aériens et anti-missiles dont la portée maximale est de 400 km, et des chasseurs multirôles de génération 4++ Soukhoï Su-35, qui ont spectaculairement prouvé leur efficacité en Syrie. Autrement dit, si Pékin déployait de tels missiles et de tels chasseurs en Mer de Chine méridionale (comme c’est le cas de Moscou en Syrie), une zone de 800 km de diamètre serait non pas invulnérable, mais en tout cas extrêmement protégée par l’Empire du milieu.
Il faut aussi observer le développement massif de la marine chinoise (nous avons publié tout un dossier sur ce sujet). Si les îles Paracels ou Spratleys étaient dotées d’installations portuaires pouvant accueillir des navires de fort tonnage, la Chine pourrait ainsi trouver un relais important pour son importante flotte de destroyers “Aegis”. Car, à l’image du système américain “Aegis” qui équipe les destroyers Arleigh Burke et croiseurs Ticonderoga de l’US Navy, Pékin a construit des destroyers ultra-modernes de Type 052D, équipés de radars à antenne active (AESA en anglais) et de systèmes anti-aériens et anti-missiles à longue portée (HHQ-9, version navale du HQ-9), qui participent - à la manière américaine - à l’extension d’une zone Air Access Air Denial sur l’ensemble de la région. N’oublions pas que les Américains sont en train de construire, comme en Europe via l’OTAN, un bouclier anti-missiles en Corée du Sud … Officiellement tourné contre la Corée du Nord, le bouclier anti-missiles US est, conformément à la stratégie américaine de pivot vers l’Asie et d’endiguement de la Chine, de facto tourné en tout premier lieu vers Pékin.
Le “tourisme patriotique”, une arme de choix pour associer les civils aux ambitions du pouvoir chinois
Les militaires ne sont pas les seuls à servir les intérêts de Pékin en Mer de Chine. Le gouvernement a parfaitement conscience qu’une présence accrue de civils dans cette région apporterait une pierre précieuse dans l’édification d’un Empire des faits. Le développement économique est aussi un outil juridique important en droit de la Mer pour justifier l’existence d’une Zone économique exclusive (ZEE) que la CPA de la Haye a justement refusé d’accorder à Pékin. Autrement dit, d’ici quelques années, la Chine va massivement développer l’axe civil des îles de Mer de Chine méridionale. C’est aussi un moyen idéologique d’associer la population à ce conflit en jouant sur la corde nationaliste que les régimes autoritaires prisent invariablement.
Dans ce cadre, quoi de mieux que des touristes ? Pékin s’est ainsi lancé dans l’organisation de croisières en Mer de Chine, un “tourisme patriotique” qui illustre la stratégie d’action multidimensionnelle de Pékin. L’article de Libération est assez éclairant sur ce point : “Dans les Paracels, l’île la plus peuplée reste toutefois Woody Island, avec un millier de personnes environ. C’est d’ailleurs sur Woody que Pékin avait autorisé l’établissement d’une minuscule nouvelle ville, Sansha, inaugurée en juillet 2012 et rattachée à la province de Hainan. La ville des «trois sables», la plus secrète des municipalités chinoises, est censée «administrer » les Paracels, les Spratleys ainsi que les récifs coralliens du Banc de Macclesfield. Son maire, Xiao Jie, a d’ores et déjà promis qu’il développerait le tourisme : «Notre rêve est qu’un jour nous aurons des vols directs reliant Sansha à Pékin. C’est un rêve qui va devenir réalité», avait-il affirmé, fin mai, au quotidien officiel China Daily”.
Le Figaro révélait quant à lui en mai dernier un plan touristique plus ambitieux encore, visant à transformer une partie des Paracels en “Maldives chinoises” : “Le géant asiatique envisage de faire de l'île de Woody («Yongxing» en chinois) et ses environs, dans l'archipel des Paracels, une «attraction touristique majeure, comparable aux Maldives», selon le journal China Daily. Surf, pêche, plongée, vols aériens ou encore cérémonies de mariage «romantiques»: les vacanciers pourront profiter d'une vaste gamme d'activités, assure le quotidien, qui ne mentionne pas les revendications rivales du Vietnam sur l'île. «Ce n'est pas un voyage facile, mais beaucoup de personnes animées d'un esprit patriotique veulent essayer», a déclaré au quotidien Xiao Jie, le maire de Sansha, située sur Woody”.
Abreuver de projets d’investissements et d’infrastructures les pays de l’ASEAN pour les amadouer
Si les tensions avec les pays frontaliers sont très fortes, Pékin sait souffler le chaud et le froid. La Chine n’acceptera pas d’être sortie du jeu en Mer de Chine, mais ne souhaite pas non plus qu’un conflit dégénère, surtout sur fond de rivalité avec les États-Unis. Dans la mesure où le droit international n’accorderait que très peu de choses à Pékin, la stratégie chinoise consiste à s’imposer en Mer de Chine tout en développant ses relations économiques avec les pays voisins de l’ASEAN, pour les amadouer et les forcer à trouver une solution via des négociations régionales, Pékin jugeant le droit international totalement sous la coupe des Occidentaux !
Pour souffler le chaud, c’est là encore le projet de “Nouvelle Route de la Soie” qui permet à Pékin d’amadouer ses rivaux de Mer de Chine. Voici ce que disait l’Ambassadeur de Chine à Paris dans la tribune du quotidien Les Échos déjà citée : “La Chine a fait le choix, tout en réaffirmant sa souveraineté sur les îles et récifs concernés, de régler les litiges par des négociations et consultations bilatérales avec les pays concernés. Ce principe de règlement des différends a été confirmé en 2002 par la Chine et l'ASEAN par la signature de la Déclaration sur la conduite des parties en mer de Chine méridionale (DOC). C'est la raison pour laquelle la question de la mer de Chine méridionale est restée pendant longtemps sous contrôle. De 1991 à 2010, en vingt ans, le volume des échanges commerciaux entre la Chine et les pays de l'ASEAN est passé de moins de 8 milliards à près de 300 milliards de dollars américains, ce qui prouve que ce principe est bel et bien la bonne solution”.
Et cette dynamique devrait se poursuivre car voici entre autres ce que propose le projet de Nouvelle Route de la Soie pour les pays de l’ASEAN :
Outre un réseau ferré à grande vitesse en Malaisie, à Singapour et au Laos, Pékin a prévu le creusement d’un canal à travers l’isthme de Kra en Thaïlande qui permettrait de gagner 1000 km par rapport à la route commerciale actuelle passant par le détroit de Malacca infesté de pirates. Les grandes entreprises publiques chinoises Liu Gong Machinery et XCMG, ainsi que le groupe privé Sany Heavy Industry sont d’ores et déjà en pleins préparatifs de ce projet de canal. La Chine prépare également la construction d’un port en eau profonde à Kuantan en Malaisie et l’extension de l’aéroport de Malé aux Maldives pour 511 millions de dollars. Pékin étend le spectre de sa convoitise bien au delà de ses proches voisins pour s’aventurer plus avant dans le Pacifique. Ainsi, aux Îles Fiji, la Chine développe une centrale hydroélectrique pour 158 millions de dollars ; dans l’archipel des Samoa, elle construira un hôpital de 100 millions de dollars à Apia et mènera l’agrandissement de l’aéroport de Faleolo pour 40 millions de dollars. A travers tous ces investissements, la Chine entend affaiblir l’influence américano-japonaise et espère réduire par ses largesses économiques les tensions en Mer de Chine méridionale.
Réaction des riverains en Mer de Chine : l’atout des échanges commerciaux, la course aux armements en Asie du Sud-Est, la fermeté américaine, “le jeu des deux jambes” de la Russie
Les pays de l’ASEAN sont marqués par un triple mouvement pour constituer une sorte d’équilibre régional : primo, continuer d’augmenter leurs échanges commerciaux avec la Chine; secundo constituer une alliance, y compris militaire, de plus en plus ferme avec les États-Unis; tertio, augmenter considérablement leurs budgets militaires dans ce que l’on doit bien appeler une véritable course aux armements. Les États-Unis, notamment pendant la présidence d’Obama, mêlent fermeté avec une présence militaire accrue et relations cordiales avec la Chine. La Russie, quant à elle, s’évertue à disposer dans cette zone d’une politique “sur deux jambes” : si Moscou est l’allié du moment de Pékin, la Russie tisse elle aussi de nombreuses relations avec les pays de l’ASEAN, où elle est notamment une source importante d’exportation d’armements.
Renaud Girard réalise dans le Figaro une belle synthèse de ce mouvement :
“Obama a su parler à la Chine, en conjuguant respect et fermeté. Sur les îlots Senkaku/Diaoyu situés en Mer de Chine orientale, il a protégé son allié japonais, tout en refusant de se prononcer sur la question de leur nationalité légitime, qui devrait être selon lui déterminée par un arbitrage de la Cour de Justice de La Haye (dont ne veut pas Pékin).
Tous les pays asiatiques cherchent désormais la protection américaine face à la Chine. Washington a pris la tête d’une alliance défensive informelle anti-chinoise regroupant le Japon, la Corée du Sud, le Vietnam, l’Indonésie, la Malaisie, Bruneï, Singapour, Taïwan, les Philippines, l’Australie (dont les craintes face à la Chine expliquent l’achat de 12 sous-marins à la France) et la Nouvelle-Zélande. Le Vietnam est au cœur de ce dispositif de containment mis en place par Obama. Dans l’archipel des Paracels, zone de pêche et d’hydrocarbures, où Pékin construit des îlots artificiels, le Vietnam est directement menacé par l’expansion chinoise. Comme à son habitude, il doit recourir à une stratégie du faible au fort. Diplomatiquement, il s’appuie sur une double alliance, avec la Russie et avec les Etats-Unis. Comme la Russie est maintenant amie de la Chine, le Vietnam compte sur son allié russe pour modérer les ardeurs de Pékin. La marine vietnamienne a participé à des manœuvres d’entraînement de l’US Navy. Militairement, le Vietnam cherche à développer ses capacités : ses importations d’armes ont progressé de 700% sur la période 2011-2015. Le Vietnam sait qu’il n’est pas assez puissant pour attaquer la Chine, mais il muscle son jeu défensif pour dissuader la Chine de l’attaquer et, en cas d’attaque, pouvoir lui résister victorieusement, comme ce fut le cas en 1979”.
Je serais néanmoins plus mesurée sur la politique américaine en Asie. Il faut bien voir que la présidence de Barack Obama est finissante et que l’establishment américain continue de camper encore globalement sur des positions néo-conservatrices particulièrement dangereuses, dont la candidate démocrate Hillary Clinton est l’incarnation parfaite. Les prochaines années pourraient donc être beaucoup moins cordiales entre les USA et la Chine si la présence de Washington, notamment militaire, s’accroît directement et indirectement via ses grands alliés historiques (Corée du Sud et Japon) ou plus circonstanciels (comme le Vietnam et plus largement l’ensemble des pays de l’ASEAN). Si Donald Trump était élu, les choses pourraient en revanche tourner très différemment si ses positions isolationnistes se concrétisaient. L’installation d’un bouclier américain antimissiles en Corée du Sud est en tout cas une nouvelle dangereuse pour l’équilibre militaire de la région, un signal faible beaucoup plus inquiétant à terme et qui l’emporte à mon avis sur la relative mesure de la politique étrangère du président Barack Obama.
Quant à la course aux armements, elle est impressionnante au sein des pays de l’ASEAN. Voici quelques faits notoires : l’Indonésie devrait se porter acquéreur de Soukhoï Su-35 (comme la Chine d’ailleurs) et a acheté trois corvettes au britanniques BAE. Le Vietnam a quant à lui acheté six sous-marins russes de classe Kilo-M ainsi que 6 frégates de classe Guepard (2 déjà livrées). Le pays construit également sous licence des corvettes russes de classe Molnyia (12 sont au total prévues). Le Vietnam pourrait également acheter des chasseurs américains F-16 ainsi que des avions de patrouille et de lutte anti-sous-marine P-3C Orion. Quant à la Malaisie, celle-ci pourrait bientôt acheter 16 Dassault Rafale à la France. La Thaïlande pourrait avoir signé un contrat pour deux sous-marins Kilo-M avec la Russie. Ceux-ci sont d’ores et déjà en construction, mais le nom du bénéficiaire n’est pas encore officialisé. La Malaisie, l’Indonésie et le Vietnam ont tous trois acheté des chasseurs russes Su-30. Cette liste n’est pas exhaustive, loin s’en faut, et le phénomène pourrait s’accélérer dans les années à venir. Le gigantesque contrat de DCNS pour les sous-marins nucléaires en Australie doit aussi se comprendre à l’aune de cette course aux armements en Asie, dont les deux principaux protagonistes sont la Chine et le Japon.
Quelques mots de conclusion. La Chine, quoiqu’en disent les instances internationales, est bien en train de transformer la Mer de Chine méridionale en Lac chinois, en tout cas d’un point de vue stratégique et militaire. Il faut espérer que les différends se régleront par des négociations afin que les pays de la région puissent aussi profiter des ressources de cette mer semi-fermée. Il est à craindre néanmoins que le jeu à venir des USA - après la relative tempérance de l’administration Obama - n’exacerbe les tensions. La Mer de Chine, quoique discrètement par rapport aux affres du Moyen-Orient, est certainement aujourd’hui la zone du monde la plus dangereuse car elle met en scène des protagonistes clairement bénéficiaires de la mondialisation et n’est pas une guerre asymétrique entre des “damnés de la terre” et l’impérialisme américain. Ce sont deux géants qui potentiellement se font face pour l’hegemon de la région. Dans cette zone de crise, la Russie pourrait jouer un rôle stabilisateur, comme dans bien d’autres régions du monde. Le grand absent est bien sûr et comme toujours l’Europe et notamment la France. Paris pourrait pourtant, grâce à son Outre-mer, jouer de sa présence dans l’Océan Indien pour retrouver le rôle qu’elle aimait à prendre jadis de modérateur des conflits entre grandes et petites puissances. Mais cette place de moyenne puissance de la France a été perdue depuis l’atlantisation de la politique étrangère des présidences Sarkozy et Hollande. Au lieu de se morfondre dans un rôle de puissance moyenne en déclin, la France peut encore se reprendre et refonder enfin avec pragmatisme et ambitions le socle d’un rayonnement durable et d’une politique étrangère digne de ce nom dans un monde qui bouge à grande vitesse et ne l’attendra pas. Elle a encore tous les atouts de cette renaissance. Il lui en manque la volonté, le courage et quelques hommes à la hauteur de l’intérêt national.