Porte-avions en action et en construction : la course pour le contrôle des océans continue
La guerre aérienne menée en Syrie et en Irak contre l’Etat islamique par la Russie et une coalition internationale (formée en majeure partie de pays membres de l’OTAN), est l’occasion pour les grandes nations parties prenantes de mettre en avant leurs porte-avions, outil militaire inégalé depuis les cuirassés d’avant-guerre pour exprimer une puissance politique sur toutes les mers du monde. Les USA sont les maîtres en la matière, capables d’intervenir partout dans le monde en quelques jours. Dans le Golfe Persique et en Mer Méditerranée orientale, la présence du porte-avions Charles de Gaulle incarne aussi une forme d’exception militaire française, dernier avatar d’une ambition d’envergure gaullienne mise à mal par la médiocrité des temps actuels. Il ne manquait plus que le porte-avions russe fisse lui aussi son apparition dans les mers chaudes pour parachever cette mise en scène navale et politique d’une volonté de projection de puissance et de force. Ce pourrait être bientôt chose faite.
Un officier supérieur de la Marine russe a en effet révélé samedi dernier à l’agence d’information russe Tass que l’unique porte-avions russe, l’Amiral Kuznetsov, pourrait partir cet été pour la Mer Méditerranée et y commander le Groupe naval en Syrie. Le croiseur lourd lance-missiles et porte-aéronefs (appellation officielle du navire) rejoindrait notamment à Tartous le croiseur lance-missiles Varyag de classe Slava (projet 1164) et le destroyer de lutte anti-sous-marine Vice-Amiral Koulakov de classe Oudaloï (projet 1155). C’est un peu le chant du cygne de la grande flotte soviétique qui avait périclité dans les années 1990 tant cette flotte parait réduite à peau de chagrin par rapport à l’époque de la chute de l’URSS… Les chantiers navals russes ont malgré tout réussi à remettre sur pied certains grands navires soviétiques, dont ce porte-avions (voir notre dossier). Ce sera la première fois dans l’histoire soviétique et russe qu’un porte-avions connaîtra son baptême du feu. Cette annonce n’est donc en rien anecdotique et s’inscrit plus généralement dans le contexte d’une nouvelle course à la puissance aéronavale..
La source citée par Tass n’a pas précisé l’étendue des missions que le porte-avions pourrait remplir. Néanmoins, l’Amiral Kouznetsov pourrait ne pas se cantonner à un rôle symbolique : rares sont les nations capables de projeter des forces aéronavales partout dans le monde et un tel déploiement serait d’abord un signal géopolitique fort lancé par Moscou aux autres grands acteurs militaires. Les États-Unis (et leurs dix porte-avions nucléaires de classe Nimitz, mastodontes de 330m de long et de 100 000 tonnes de déplacement) et la France (avec son « petit » porte-avions nucléaire Charles de Gaulle) étaient jusqu’à présent les seules nations à pouvoir réaliser de telles projections et la Russie n’en était capable que sur le papier. Le Royaume-Uni, avec deux porte-avions de classe Queen Elizabeth en construction (dont le premier devrait entrer en service en 2017), rejoindra sous peu Paris et Washington dans ce petit club fermé des nations aéronavales. Mais c’est surtout la Chine et dans une moindre mesure l’Inde qui devraient bientôt faire un grand bond en avant et disposer d’importants groupes aéronavals. Pendant que les porte-avions occidentaux paradent autour de la Syrie et de l’Irak, les acteurs asiatiques musclent leurs forces aéronavales en jetant un oeil inquiet ou concupiscent vers la Mer de Chine. Des ambitions que cette note vous présente succinctement.
Russie : le chant du cygne pour le porte-avions soviétique Kouznetsov ?
Le porte-avions Amiral Kouznetsov se trouve actuellement au chantier naval n°35 de Mourmansk pour préparer son appareillement probable à l’été vers la Mer Méditerranée. Commandé en 1981 et armé en 1991, ce croiseur lourd de 300 m de long et de 67 000 tonnes de déplacement a été mis en service au sein de la Flotte russe en 1995, dont il est depuis le navire amiral. Jusqu’à maintenant, le porte-avions russe pouvait compter sur une flottille composée de 12 chasseurs Soukhoï Su-33 (la version marine du célèbre Su-27 Flanker) et de 5 avions d’attaque au sol Soukhoï Su-25. Equipé d’un pont en tremplin pour le décollage et de brins d’arrêt pour l’atterrissage (STOBAR en langage OTAN), le Kuznetsov n’est pas équipé de catapultes comme les porte-avions américains ou français (CATOBAR en langage OTAN). Ce système STOBAR est moins efficace (mais plus économique) : il nécessite des avions allégés avec une forte poussée au décollage et dispose d’une moins grande flexibilité d’utilisation lors des opérations aéronavales.
Il a été prévu en 2010 que le Kuznetsov subirait une profonde modernisation pour l’équiper de catapultes et le transformer ainsi en CATOBAR. Il était également prévu d’alléger sa capacité lance-missiles pour dégager de la place dans les hangars et lui permettre d’emporter un plus grand nombre d’aéronefs tout comme de le doter d’une propulsion nucléaire pour lui permettre d’opérer partout dans le monde avec une autonomie presque illimitée (comme les porte-avions américains et français). Le Kouznetsov devait enfin être équipé de 24 nouveaux chasseurs Mig-29K (prévus au départ par Mikoyan pour équiper les porte-avions indiens). Cette modernisation d’ampleur a été suspendue jusqu’à nouvel ordre.
En revanche, une modernisation plus légère a été effectuée par tranches aux chantiers navals de Sevmash et de Mourmansk depuis 2012, puis de nouveau à partir de 2014 pour moderniser l’équipement électronique, accueillir probablement les nouveaux Mig-29K et améliorer les systèmes anti-aériens du navire. D’après Igor Delanoë, directeur-adjoint de l’Observatoire franco-russe et spécialiste de la marine russe, « ce sera la 6e sortie méditerranéenne pour le Kouznetsov. La dernière s'était achevée en mai 2014. Depuis, le PA a été modernisé et réparé (…) Le PA devrait avoir reçu son groupe embarqué de MiG-29KR et MiG-29KUBR en remplacement des Su-33, et pourra donc mener des frappes en Syrie ». De telles frappes en Syrie menées depuis un porte-avions serait un baptême du feu symboliquement fort pour la Russie, qui s’ajouterait au tir de missiles de croisière Kalibr réalisés en 2015 depuis des frégates et des sous-marins situées en Mer méditerranée et en Mer Caspienne.
La modernisation du Kouznetsov a-t-elle des chances d’aller plus loin à l’avenir ? C’est improbable : ce serait dépenser un argent considérable pour un navire de conception déjà ancienne. Il est en revanche certain que les chantiers navals russes feront en sorte de le maintenir en condition opérationnelle avec son nouveau groupe aéronaval de Mig-29K jusque dans la décennie 2030 en attendant que la Russie construise de nouveau(x) porte-avions. “De la musique d’avenir” à ce stade. La marine soviétique avait déjà commandé en 1986 un nouveau projet de porte-avions, plus proche des concurrents américains. Avec une longueur de 321 m, un déplacement de 85 000 t, une propulsion nucléaire, des catapultes et des brins d’arrêt, une capacité d’emport de 68 aéronefs, le porte-avions Oulianovsk devait combler les manquements du Kouznetsov. Si la quille a été posée en 1988 aux chantiers navals de Nikolaïev (en Ukraine), le navire ne fut jamais achevé.
Le premier problème rencontré par la marine russe aujourd’hui est l’absence de chantier naval en Russie capable de réaliser des navires d’un aussi important tonnage (l’Ukraine s’occupait historiquement des plus grands navires soviétiques …). L’United Shipbuilding Corporation (USC), holding russe qui regroupe l’ensemble des activités industrielles navales civiles et militaires, a annoncé qu’elle sera capable de commencer la fabrication d’un porte-avions d’ici 2019. En réalité, des sources militaires citées par Tass évoquent le lancement de la construction d’un nouveau porte-avions à partir de 2025, qui pourrait donc entrer en service… vers 2035 ! D’après la revue National Interest, il est très probable que le chantier naval de Sevmash à Severodvinsk soit chargé de la construction future de ces grands navires. Sevmash est le plus important chantier naval russe, seul chargé de la construction des sous-marins nucléaires. C’est lui également qui a transformé l’ancien porte-aéronefs Amiral Gorchkov de classe Kiev en un porte-avions STOBAR, l’INS Vikramaditya, que la marine indienne a mis en service en 2013.
Parallèlement à cette modernisation des chantiers navals, le centre de recherche Krylov et le bureau d’études Nevskoye ont dévoilé un projet de nouveau porte-avions nucléaire particulièrement ambitieux, le projet 23000E Shtorm : une capacité d’emport de 90 aéronefs, des catapultes électromagnétiques (comme les futurs porte-avions américains de classe Gerald Ford), une propulsion nucléaire (qui pourrait s’inspirer de celle en cours d’élaboration pour les futurs destroyers Lider), 330 mètres de long, 100 000 tonnes de déplacement et un coût évalué à plus de 5 milliards de dollars (suivant le cours moyen du rouble en 2015). Il est probable que les ambitions russes seront revues à la baisse d’ici 2025 et que la marine russe optera pour des porte-avions de taille plus modeste dans l’optique de pouvoir en construire plusieurs (à la fois pour la Flotte du Nord, mais aussi pour la Flotte du Pacifique pour répondre aux ambitions de la Marine chinoise). Il est enfin probable que la Marine russe se lance d’abord dans la construction vers 2020 de porte-hélicoptères pour remplacer les navires français de classe Mistral finalement vendus à l’Egypte. Dans ce sens, deux projets ont été présentés en juin 2015 à Saint-Pétersbourg par le centre Krylov au Forum international militaire Army 2015 : le Lavina (24 000 tonnes) et le Priboï (14 000 tonnes), capables de remplacer les Mistral français (21 300 tonnes), pourraient être construits dans les années à venir.
L’ambition aéronavale russe n’est donc pas à sous-estimer. Loin de la création avancée par certains responsables russes de six groupes aéronavals (trois pour la Flotte du Nord et trois pour celle du Pacifique) qui paraît des plus fantaisistes, la marine russe pourrait toutefois compter, dans les quinze ou vingt prochaines années, sur un ou deux porte-avions nucléaires de nouvelle génération, ainsi que sur plusieurs porte-hélicoptères proches des Mistral. La réalisation de ce projet dépendra pour beaucoup de l’état des finances publiques russes aujourd’hui mises à mal par la baisse du prix des hydrocarbures et dans une moindre mesure par les sanctions occidentales. Entre temps, le porte-avions Kouznetsov connaîtra peut-être son champ du cygne en Syrie, une manière pour Moscou de rappeler que la Russie n’a pas encore abandonné la course aux océans.
La France et le Royaume-Uni, une coopération manquée
Le porte-avions nucléaire à catapultes et brins d’arrêt Charles de Gaulle, dont on a moqué souvent “les ronds dans l’eau” en Méditerranée, les problèmes d’hélice ou encore le besoin d’un allongement de la piste d’envol, est aujourd’hui loin d’être ridicule ou inutile au large de la Syrie. Il est le seul bâtiment de guerre à propulsion nucléaire construit en Europe occidentale et le seul porte-avions nucléaire au monde avec ceux des Etats-Unis. C’est un outil de puissance indispensable pour un pays disposant d’un siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU et souhaitant le conserver...
La force du Charles de Gaulle n’est pas seulement symbolique. Alors que le porte-avions français est relativement compact (262 m et 43 000 tonnes de déplacement), il remplit avec succès ses missions opérationnelles. Après avoir été déployé au large de l’Afghanistan en 2001/2002 et en 2010, puis en Libye en 2011, il a rejoint le Golfe persique en février 2012 pour renforcer la position de la France dans le cadre de l’opération Chammal de lutte contre DAECH. Du 12 au 16 avril 2015, il assure seul la permanence aéronavale en attendant la relève d'un porte-avions américain. Il quitte le Golfe persique le 19 avril 2015 pour retourner à Toulon. Dès le 18 novembre 2015, il rejoint la mission Arromanches II en Méditerranée pour se rapprocher des côtes syriennes. Avec 32 aéronefs dont 18 Rafale-M et 8 Super-Étendard modernisés, 4 hélicoptères et 2 avions AWACS Grumman E-2 Hawkeye, le groupe aérien embarqué est le plus puissant que la France ait jamais engagé. Le groupe aéronaval du Charles de Gaulle passe le canal de Suez le 7 décembre 2015 et se repositionne dans le Golfe persique, devenant le bâtiment amiral de la Task Force 50, qui regroupe l’ensemble des moyens aéronavals engagés contre l’Etat islamique par la coalition internationale. L'engagement du Charles de Gaulle permet à la France d'être le premier pays non-américain à se voir confier le commandement de la Task Force 50. Le 26 février 2016, Jean-Dominique Merchet révélait dans son blog « Secret Défense » que le Charles de Gaulle faisait route vers la Libye : « Les appareils du Groupe aérien embarqué participeront-ils à des frappes en Libye contre DAECH ? La décision relève du Président de la République, en coopération avec nos alliés. Pour l’heure et selon nos informations, aucune frappe (française) n’a encore eu lieu, mais l’hypothèse est envisagée très sérieusement ».
Néanmoins, le succès symbolique et opérationnel du Charles de Gaulle ne peut dissimuler le manque de moyens de la Marine française. Avec un seul porte-avions nucléaire, aussi excellent soit-il, « la France ne dispose que d’un demi porte-avions » selon les mots de l’ancien Président de la République Valéry Giscard d’Estaing, dans la mesure où le Charles de Gaulle n’est disponible que 57 à 60% de son temps. Tous les 7 ans et demi, l'indisponibilité périodique pour entretien et réparation (IPER) immobilise le bâtiment pour 18 mois et entre deux IPER, plusieurs Indisponibilités pour entretien intermédiaire (IEI) le mettent hors course pour six mois. Par exemple, de 2007 à 2009, la Marine nationale ne disposait d’aucun porte-avions, le Charles de Gaulle subissant une longue période d’arrêt technique majeur (ATM). Un autre ATM devrait avoir lieu de février 2017 à septembre 2018, ce qui signifie que la Marine française sera sans porte-avions pendant 18 mois. Pendant cet ATM, le système de combat du Charles de Gaulle sera modernisé avec de nouveaux capteurs et le hangar transformé avec le retrait des Super-Etendard modernisés. Les deux cœurs nucléaires seront rechargés pour la deuxième fois.
La nécessité de construire un second porte-avions est apparue très tôt au sein de la Marine dans la mesure où, avant la mise en service du Charles de Gaulle, celle-ci avait pu disposer des deux porte-avions Clémenceau et Foch jusqu’en 1997. Le Sénat français plaidait dès 2000 pour le projet de « PA 2 » considérant que « la disponibilité de ce second bâtiment conditionne la cohérence d'ensemble des choix opérés pour l'équipement de la Marine depuis plusieurs années : l'investissement supplémentaire nécessaire – de l'ordre de 14 milliards de francs [2,13 milliards d'euros, ndlr] – donnerait tout son sens aux 70 milliards de francs [10,67 milliards d'euros, ndlr] déjà engagés pour la construction du Charles de Gaulle et la constitution de son groupe aérien en leur assurant une disponibilité permanente ».
C’est dans cette visée que le projet de PA 2 est lancé en 2003. Mais ce projet est pensé, dès le départ, en collaboration avec les Britanniques qui souhaitaient quant à eux construire deux porte-avions pour leur flotte. Pendant dix ans, les déclarations enthousiastes ou patientes vont se multiplier (surtout du côté français).... mais rien ne sera réalisé entre les deux pays. Finalement, via une collaboration entre BAE et THALES, les Britanniques construiront pour leur marine deux porte-avions assez lourds (70 000 tonnes de déplacement) de classe Queen Elizabeth à propulsion conventionnelle et dotés d’une configuration STOVL (appellation de l’OTAN signifiant « décollage court et atterrissage vertical »), c’est-à-dire sans catapulte et sans brins d’arrêt. Le choix britannique est donc très différent du Charles de Gaulle français (CATOBAR nucléaire). L’une des raisons de l’échec est le choix des chasseurs embarqués : tandis que les Français disposaient d’une version marine de leur Rafale prévus pour être catapultée, les Britanniques ont joint le projet américain de chasseur de 5e génération développé principalement par Lockheed Martin. En février 2002, la Marine britannique choisit définitivement les chasseurs F-35 Lightning II dans leur configuration à décollage court et atterrissage vertical (STOVL) pour former le groupe aéronaval des porte-avions de classe Queen Elizabeth. Des catapultes ont ensuite été envisagées par le ministère britannique de la Défense, mais le prix du porte-avions aurait presque doublé. Cette option a donc été rejetée. Le projet de DCNS proposé au Royaume-Uni, très proche du Charles de Gaulle perdit définitivement face au projet BAE/THALES. Il fut ensuite question d’adapter le projet BAE/THALES à la France, mais dans ce sens là, le projet n’aboutit pas non plus.
Français et Anglais n’ont pas su se mettre d’accord sur un projet commun. Sans même aborder la question polémique des arrière-pensées politiques ou des manoeuvres dilatoires britanniques, trop de différences dans le cahier des charges de chaque partie ont fait échouer cette collaboration, ce qui n’est pas sans rappeler l’échec du projet de chasseur multirôles Eurofighter Typhoon prévu au départ avec la collaboration de la France, du Royaume-Uni, de l’Allemagne, de l’Italie et de l’Espagne. Lancé en 1983, ce projet avait vu le jour... sans la France qui s’en était retirée dès 1985 pour lancer son propre chasseur multirôle, le Rafale, qui a depuis prouvé son excellence et désormais son grand potentiel à l’export (cf. notre dossier sur l’avenir des avions de 4e génération). Mais à la différence du projet Rafale, poursuivi avec ténacité… et succès, Paris a définitivement abandonné son projet de PA2 en 2013 après l’avoir suspendu en 2009. L’échec de la France à se doter d’un second porte-avions nucléaire équivalent au Charles de Gaulle était inévitable au regard de la baisse constante des budgets alloués à la Défense depuis 1991. Les annonces présidentielles de 2015, consécutives aux attaques terroristes en France et à la guerre contre l’Etat islamique ne sont qu’un arrêt sous forte contrainte politique mis à une déflation budgétaire et à un redimensionnement acrobatique et dangereux de notre outil militaire. On a enrayé la saignée mais l’hémorragie se poursuit.
Certes, la France restera encore longtemps le seul pays européen à disposer d’un navire à propulsion nucléaire, mais au-delà de cet aspect symbolique, le Royaume-Uni ne connaîtra bientôt pas le problème du « demi porte-avions » qui limite notre capacité de projection. En effet, la Royal Navy devrait mettre en service le HMS Queen Elizabeth en 2017, suivi en 2020 de son sistership le HMS Prince of Wales. Considérant notre niveau affiché d’ambition et d’engagement militaire dans le monde et celui de sa dangerosité croissante, nous nous devons, à l’instar de Londres, de relancer notre projet de « PA2 ». Le Charles de Gaulle brillera plus encore de conserve avec un frère jumeau.
Inde et Chine : la course aux océans
Les Américains conservent une « hyper-puissance » indéniable en matière de force aéronavale (dix porte-avions nucléaires de classe Nimitz, 330m de long, 100 000 tonnes de déplacement, qui seront peu à peu remplacés par les porte-avions nucléaires de classe Gerald Ford, encore plus lourds avec 112 000 tonnes de déplacement). Mais la Chine et l’Inde sont désormais clairement entrés dans la course au gigantisme. Les ambitions de ces deux marines sont déjà beaucoup plus concrètes que celles de la marine russe … même si les technologies sont encore loin d’être au point (cf le dossier consacré à la montée en puissance de la marine chinoise que nous avons publié il y a deux semaines).
Les choix stratégiques indien et chinois pour édifier à horizon de 10 ans une flotte aéronavale imposante sont sensiblement différents.
L’Inde possédait jusqu’à maintenant un antique porte-avions britannique, le HMS Hermes mis en service dans la Royal Navy en 1959 et racheté par New Delhi en 1986. Devenu l’INS Viraat, ce porte-avions de 226 mètres et de 29 000 tonnes sera retiré du service en 2016 pour devenir un musée. Incapable dans les années 2000 de construire son propre porte-avions indigène, l’Inde a acheté à Moscou en 2004 son ancien croiseur porte-avions à décollage court et atterrissage vertical (STOVL) de classe Kiev, l’Amiral Gorchkov, qui fut commissionné dans la marine soviétique en 1987. Le navire a été cédé gratuitement à l’Inde mais Moscou a demandé un milliard de dollars pour moderniser le navire. Finalement, l’Inde a demandé une modernisation plus aboutie pour transformer le navire en STOBAR de sorte à ce que des avions classiques puissent décoller grâce à un tremplin et atterrir grâce à des brins d’arrêt. Le coût du navire fut finalement de 2,3 milliards de dollars avec un retard de livraison par Moscou qui prévoyait d’abord de livrer le porte-avions modernisé en 2008. Il entra finalement en service en 2013 dans la marine indienne sous le nom d’INS Vikramaditya et fut équipé de 30 aéronefs, dont 12 chasseurs multirôles russes Mig-29K (qui équipent aussi depuis peu le porte-avions russe Kouznetsov après le retrait des Su-33). Pendant que Moscou permettait à l’Inde de se doter d’un porte-avions suffisamment opérationnel avec l’INS Vikramaditya, New Delhi lançait le projet du « porte-avions indigène » de classe Vikrant relativement proche de l’INS Vikramaditya dans sa conception (configuration STOBAR, propulsion conventionnelle, longueur de 252 mètres et déplacement de 40 000 tonnes). Pour construire ce porte-avions, le chantier naval indien CSL à Kochi a reçu l'assistance de l’entreprise italienne Fincantieri pour l'intégration de la propulsion et du bureau d'études russe Nevskoie pour les installations liées au groupe aéronaval. Mais le porte-avions INS Vikrant dont la construction a commencé en 2005, qui a été mis à l’eau en 2013 et qui devrait entrer en service en 2017, n’est qu’une étape intermédiaire pour New Dheli qui prévoit déjà la construction d’un second porte-avions indigène, l’INS Vishal, cette fois-ci équipé de catapultes (CATOBAR et non plus STOBAR) pour un déplacement de 65 000 tonnes. Ce porte-avions pourrait emporter non seulement les anciens MiG-29K, mais également le futur avion de 5e génération russo-indien HAL FGFA dérivé du chasseur russe Soukhoï T-50 PAF FA. L’Inde a annoncé que ce nouveau porte-avions pourrait être mis en service en 2025. La stratégie indienne consiste à produire de façon indigène mais à s’appuyer sur de solides partenariats avec des groupes étrangers pour compenser les retards technologiques. La Russie est en première ligne de ces partenariats avec l’exemple des Su-30 fabriqués sous licence, du projet de chasseur de 5e génération (déjà évoqué) ou encore du missile de croisière supersonique BrahMos entré en 2006 dans l’armée indienne. Par ailleurs, la mise en service du premier sous-marin nucléaire indien, l’INS Arihant, est directement issue d’un programme de coopération avec Moscou. Pour le nouveau porte-avions INS Vishal, en juillet 2007, l'Inde s'est adressée par appel d’offre aux industriels de l'armement DCNS (France), BAE System (GB), Lockheed Martin (USA) et Rosoboronexport (Russie). La France s’est tout de suite dite prête à collaborer étroitement avec l’Inde. Une délégation française de haut niveau aurait rencontré en janvier 2016 l’état-major de la marine indienne dans le but de lui proposer des Rafale marine. Mais les difficultés rencontrées pour achever la signature du contrat de 36 Rafale Dassault pour l’armée de l’Air indienne augure mal d’un second contrat. En août 2015, le gouvernement indien a signé avec les USA un accord pour créer un groupe de travail permettant de définir des possibilités de collaboration, notamment pour les systèmes de catapultes électromagnétiques (qui doivent équiper les prochains porte-avions américains de classe Gerald Ford). Mais les Américains sont un choix onéreux et peu tourné vers le transfert de technologies. Du coup, en regard de la longue collaboration entre la Russie et l’Inde, notamment avec le chasseur de 5e génération HAL FGFA élaboré conjointement avec Soukhoï et qui pourrait être utilisé sur le futur porte-avions, Moscou pourrait bien remporter l’appel d’offre avec son projet 23000E Shtorm présenté en juin 2015 par le Centre Krylov (cf. supra). D’après Alexandre Mozgovoï, l’Inde préférerait aussi le projet russe en raison du transfert de technologies très favorable : « Pour le moment, seul Moscou est prêt à transférer à New Delhi non seulement l'ensemble de l'armement, mais aussi les technologies pour le développer et le produire ». Dans tous les cas, l’Inde semble dans une stratégie de fort développement de ses capacités aéronavales, avec à sa disposition trois porte-avions d’ici 2025, dont un « supercarrier » pour la fabrication duquel les Occidentaux risquent de s’empoigner …
Cet empressement indien est aussi une réponse à la montée en puissance de Pékin. Outre l’expansion de la marine chinoise déjà observée concernant les frégates, les destroyers ou les grands navires de débarquement, la Chine semble plus largement changer de stratégie de développement. Dans un premier temps, l’approche chinoise ressemblait beaucoup à la stratégie soviétique classique du “sea denial” : créer un système de défense suffisamment dense pour empêcher les groupes aéronavals américains d’entrer dans les zones d’influence hier soviétiques, aujourd’hui chinoises. On parlait du temps de l’URSS des croiseurs et des sous-marins nucléaires “chasseurs de porte-avions”. Mais aujourd’hui, comme l’URSS à la fin des années 1980, la Marine chinoise semble également vouloir créer une importante force de projection formée autour de différents “groupes aéronavals”.
Quels sont les signes de ce point de basculement dans la doctrine navale chinoise ? On sait aujourd’hui que la Chine a commencé la construction d’un porte-avions indigène, pour lequel les informations sont encore rares. Il viendra s’ajouter avant 2020 au seul porte-avions chinois, le Liaoning, qui est à l’origine un bâtiment soviétique, le Varyag, sistership de l’Amiral Kouznetsov, dont la quille a été posée en 1985, qui a été lancé en 1988 mais dont la construction s’est interrompue à 70% suite à la chute de l’URSS. La Chine l’achète en 2000 à la Russie et choisit d’achever sa construction sans aide étrangère. La plupart des experts militaires l’en jugent alors incapable. Pourtant, le navire finit par entrer au service de la Marine chinoise en 2011 sous le nom de Liaoning. Faute d’être réellement opérationnel, le seul porte-avions chinois sert surtout à former les futures forces aéronavales du pays. La construction du second porte-avions indigène a “fuité” en novembre 2015 dans la presse chinoise : comme l’explique Le Figaro, « le fabricant de câbles Jiangsu Shangshang a "remporté le contrat pour le deuxième porte-avions chinois", s'est félicité durant le week-end un journal de Changzhou. Le secret a déjà été entamé à plusieurs reprises, notamment par Wang Min, secrétaire du Parti communiste de la province du Liaoning, qui avait révélé le début des travaux sur le chantier naval de Dalian, le troisième port de la République populaire situé sur la mer Jaune ». Début janvier 2016, le gouvernement chinois annonce officiellement la construction du second porte-avions chinois, pour l’heure qualifié de Type-001A, un navire de 300 mètres et de 50 000 tonnes de déplacement à propulsion conventionnelle (proche en tonnage du Charles de Gaulle, très loin des supercarrier américains). Quid de la configuration du porte-avions ? Catapultes et brins d’arrêt (CATOBAR), tremplin et brins d’arrêt (STOBAR), décollage court et atterrissage vertical (STOVL) ? Mystère...Certains éléments laissent penser qu’il pourrait s’agir d’un STOBAR. Le magazine Défense et sécurité internationale (DSI) révèle ainsi que « des images par satellite du chantier de Dalian accréditent ainsi l’hypothèse d’un bâtiment dont le hangar aurait des dimensions similaires à celles du Liaoning, ce qui implique a priori une formule STOBAR (Short Take-Off But Arrested Recovery). Il pourrait être lancé en 2016. La construction en série des appareils de combat embarqués J-15 est également lancée et Pékin travaillerait sur un appareil de combat à décollage court/atterrissages verticaux ». Cette dernière information semble en revanche signifier que la Chine souhaite aussi se doter de porte-avions de type STOVL à l’image du Queen Elizabeth britannique. Qu’en est-il des catapultes (CATOBAR) ? La Chine ne serait-elle pas encore capable de maîtriser une telle technologie ? Le chasseur J-15 chinois est un avion dérivé du Su-33 russe : relativement lourd, ce chasseur nécessite d’être allégé en version marine, avec moins d’armement et de carburant, pour pouvoir décoller depuis le tremplin d’un porte-avions de type STOBAR. Il est donc sûr aujourd’hui que la Chine travaille à la mise au point de catapultes, ainsi qu’à une propulsion nucléaire pour ses futurs porte-avions : il se trouve que l’Ukraine a vendu à la Chine les plans du projet de porte-avions lourd soviétique Oulianovsk (cf. supra) et notamment ceux des catapultes à vapeur Svetlana qui devaient l’équiper.
Il est encore difficile de déterminer à quoi ressemblera demain la flotte chinoise de porte-avions. A relativement court terme, elle pourrait être constituée d’un STOBAR de conception soviétique et d’un STOBAR de conception indigène. A plus long terme, la flotte chinoise pourrait compter plusieurs groupes aéronavals constitués dans un premier temps autour de porte-avions STOBAR à propulsion conventionnelle de 50 000 tonnes (proches du Kouznetsov dans leur conception) puis dans un second temps autour de porte-avions CATOBAR à propulsion nucléaire de 90 000 tonnes (proches du Oulianovsk). Reste à savoir dans quelles dimensions … Quoi qu’il en soit, l’objectif de Pékin est sans appel : dépasser le plus rapidement possible la puissance de la flotte japonaise et, d’ici 2040/2050, rivaliser avec la flotte américaine. Un cauchemar en germe pour l’US Navy qui pensait rester encore longtemps la seule hyper-puissance pour la maîtrise des océans.